18 juin 2025

La restauration du nouveau régime

Cuisiniers, employés techniques, magasiniers… 300 000 personnes travaillent chaque jour pour cuisiner et servir les repas de millions de Français, grands et petits, « à la cantine ». Des métiers au cœur d’un secteur en pleine mutation, pris en étau entre des baisses de dotations publiques, des attentes sociétales, et les intérêts financiers d’acteurs moins gourmets que gourmands.

Cet article de Christelle Granja est issu du numéro 3 de Fracas. Photos : Blandine Soulage


Au RIL, le Restaurant Inter-Administratif de Lyon, à deux pas de la gare Part-Dieu, ils sont 40 pour préparer les repas de 1200 « convives » – c’est comme ça qu’on appelle, dans la restauration collective, les clients qui passent à table. Cuisiniers, chefs de partie, seconds ou employés techniques composent la « brigade », et suivent une organisation au cordeau. 6h30, le soleil n’est pas encore levé, la première équipe s’active. Il faut être prêt pour l’arrivée des agents ministériels affamés, dès 11h30, et pour le café du matin. Franck travaille ici depuis 28 ans en tant que magasinier. Un fait rare, relève Philippe Muscat, le directeur de ce restaurant pas comme les autres : « Aujourd’hui, si j’arrive à garder un salarié quatre ou cinq ans, c’est bien. L’avantage des soirées et week-end libres ne suffit plus ».

Au rez-de-chaussée du RIL, Franck pointe et vérifie la marchandise que lui livrent les fournisseurs ; il réceptionne certains matins plus d’un quart de tonne de fruits et légumes. La plonge, la cuisine, il a « tout fait ». Magasinier n’est pas pour lui déplaire, bien que le métier reste physique : le gerbeur, outil de levage motorisé, aide bien, mais les cagettes et les sacs de frites, il faut malgré tout les porter pour les ranger. Un coup de fil du pâtissier : a-t-il reçu la pectine ? Tandis que Franck s’affaire, chacun, dans les étages du RIL, a rejoint son poste, équipé d’une blouse et d’une charlotte.

Dans une salle, Hervé et Baptiste lavent des kilos de pommes et de carottes, les épluchent et les découpent à l’aide de machines. À quelques mètres, une salle est consacrée à la pâtisserie, une autre aux plats principaux, une autre encore à la préparation des entrées. Là, Mariam, seconde de production, s’applique à remplir des centaines de verrines d’un risotto aux champignons. Autour d’elle, la cuisine est une ruche encombrée de chariots et d’étagères inox (on y rentre à peine une journaliste et une photographe !), où ses collègues s’affairent. « Cette semaine j’ai fait 60 litres de mayo et 40 litres de vinaigrette. Hier on a servi 1200 entrées… », détaille avec entrain Mahmoud, chef de partie de production froide.

Malgré l’agitation, mieux vaut être couvert ici : il fait 6°C en début de journée, et la température monte péniblement jusqu’à 10°C. Ce n’est pas pour rien que Gaye, en CDI et diplômé d’un CAP de cuisine, préfère être à la plonge (il alterne, une semaine sur deux, avec un collègue) : il y fait plus chaud, et il y est seul. « Mon propre patron », sourit-il en maniant la vaisselle de ses grands gants bleus. 

Cauchemar en cuisine

Le RIL est l’un des 90 restaurants inter-administratifs en exercice en France. Destiné à nourrir les agents publics d’État, il fait partie de la famille de la restauration collective. Une grande famille, avec ses lignées plus ou moins recommandables, ses oncles véreux et ses gendres idéaux. 80 000 lieux assurent chaque jour quatre repas sur dix sont pris hors du foyer, soit 11 millions d’assiettes servies à des écoliers, collégiens, lycéens, étudiants (près de 40%), mais aussi à des personnes âgées en Ehpad et des bébés en crèche, des malades et des soignants, des salariés et des agents publics…

Difficile de ne pas voir là un formidable outil de santé publique, alors que 13% des Français souffrent de précarité alimentaire, mais aussi un levier de transformation des modes d’alimentation (moins carbonés, moins polluants) et des filières agricoles (plus locales, plus responsables). Dans les faits, le secteur, « en pleine mutation » selon le directeur du RIL, est très contrasté, pris en étau entre des baisses de dotations publiques, des attentes sociétales, et les intérêts financiers d’acteurs moins gourmets que gourmands. Malbouffe, conditions de travail dégradées et exemplarité s’y côtoient.

Ce vaste marché, qui emploie 300 000 personnes selon Restau’co (1) et génère 21 milliards d’euros de chiffre d’affaires, est à 60% en régie directe. Pour le reste, la gestion dite « concédée » (déléguée à un prestataire), trois multinationales, Sodexo, Elior et Compass (qui n’ont pas souhaité répondre à nos sollicitations) se partagent l’essentiel du gâteau, soit 70 % du chiffres d’affaires, détaillent Geneviève Zoïa et Laurent Visier dans leur ouvrage Les Cuisines de la Nation (Wildproject, 2025). Des géants peu scrupuleux, bons fournisseurs en scandales alimentaires : viandes dopées à l’eau, lardons bio et végétariens présentés comme sains, mais composées de sucre, d’huile et d’amidon, sans oublier des intoxications massives d’enfants à la gastro-entérite, rappelle Jean Songe dans Sodexo La gloutonne (Seuil, 2021).

Les conditions d’emploi ne sont guère plus réjouissantes : temps partiels subis, rémunérations au plancher, gestes répétitifs avec troubles-musculo-squelettiques à la clé. La faute, entre autres, à une organisation autour de cuisines centrales, qui préparent des milliers voire des dizaines de milliers de repas « prêts à manger » pour des sites distants de plusieurs kilomètres. A la fin du XXe siècle, de nombreuses cuisines locales, et les emplois qui vont avec, souvent féminins, disparaissent au profit du développement de ces grandes unités centrales. Aujourd’hui, on en compte environ 800 dans l’Hexagone.

Ces cuisines XXL apparaissent à la fin des années 1980, en réponse à des impératifs sanitaires et à la quête d’optimisation des coûts. Elles reposent sur un procédé très règlementé : la « liaison froide ». Il consiste à préparer des plats à l’avance, à les réfrigérer, à les stocker, puis à les transporter entre 0°C et 3 °C dans des camions réfrigérés ou des containers isothermes jusqu’au lieu de restauration, où ils sont réchauffés sur place (à plus de 63°C, risque sanitaire oblige). Avantage : le plat peut se conserver de trois à six jours. Temps, espace, personnes : la consommation du repas est « libérée » de sa préparation, à laquelle plus rien ne la rattache. Côté chaleur humaine, on repassera. 

Des coquillettes à la sauce tech

À Paris, dans le XVIIIe, dix employés d’une filiale de Sodexo fournissent quotidiennement 16 000 repas d’écoliers, et plusieurs centaines aux résidents d’un Ehpad. À Vitry-sur-Seine, ils sont 40 à préparer, dans la nouvelle cuisine centrale Eugénie Brazier (dont les responsables n’ont pas non plus souhaité nous recevoir), les repas de 4 500 collégiens et 2 600 bébés en crèches, aidés d’un robot armé de trois bras qui remplit les bacs où est placée la nourriture, les referme et les empile. À Bordeaux, le « Sivu » compte une équipe de chauffeurs qui livre 180 sites à bord d’une flotte de 17 camions, équipés d’appareils de géolocalisation par satellite pour tracer le suivi de la chaîne du froid en temps réel.

La tech au service des coquillettes. « Apprendre aux enfants à consommer des aliments fabriqués en usine à plusieurs kilomètres trois jours plus tôt et livrés par camion en barquettes individuelles à l’école, c’est former des adultes à devenir des clients de Uber Eats ou de Deliveroo », dénoncent Geneviève Zoïa et Laurent Visier (Les Cuisines de la Nation, Wildproject, 2025). Le constat vaut pour tous : en déconnectant la fabrication du repas du lieu de consommation, le modèle de la cuisine centrale est associé à un mode de production industriel. Finies les odeurs et les bruits de cuisine à la cantoche !

Fini le lien entre les « mangeurs » et les cuisiniers, entre ceux qui servent, ceux qui savourent, et les produits bruts. « À la faveur de ces circuits, des métiers techniques s’inventent (diététiciennes, qualiticiennes, managers…) quand d’autres, artisanaux et centrés sur la relation et la proximité, se raréfient (cuisiniers sur place) jusqu’à disparaître (cantinières) », regrettent Geneviève Zoïa et Laurent Visier, qui voient dans ce développement de cuisines centrales hors-sol un véritable choix de société. 

Face à ce modèle, plusieurs acteurs font de la résistance, malgré les difficultés conjuguées des baisses des dotations publiques et de l’inflation. À Châteauroux, la mairie abandonne sa cuisine centrale pour créer cinq petites unités de restauration scolaire avec de la cuisine bio et locale, via l’association Cuisines nourricières, rapporte Ici Berry. Plusieurs communes, de Mouans-Sartoux à Vannes, vont même plus loin, en créant des régies agricoles pour alimenter leurs cantines en produits frais et locaux. 

Se confronter au RIL

Au RIL, notre cantine d’État lyonnaise, l’équipe cuisine également des produits frais, de saison, souvent bio et locaux. Même les pâtes, les pizzas et depuis peu le jambon sont élaborés sur place. Surtout, quelques mètres séparent la fabrication du repas de sa dégustation. À 11h, l’équipe déjeune rapidement sur les mêmes tables qui accueilleront bientôt les convives, et se met en place pour le service des plats qu’elle vient de mitonner, au premier étage du bâtiment.

« Les gens ont une conscience accrue de l’importance de la restauration collective. Mais les points de blocage sont dans les moyens alloués », regrette le directeur du RIL, pas très rassuré par l’état des finances publiques, tout comme Agnès, la responsable financière, qui doit composer avec les retards de paiement du premier employeur français, l’État. La marge de manœuvre est faible. Dans la restauration collective, de nombreux indicateurs sont inscrits dans la loi : la tarification des repas, le pourcentage de bio, de local, de produits « fait maison ».

Depuis 2022, la loi Egalim exige pour le secteur public au moins 50 % de produits durables ou de qualité, dont 20 % de bio. Et un nouvel objectif a été introduit pour la viande et le poisson : 60 % de produits de qualité et durables, et 100 % pour les restaurants nourrissant les agents d’Etat. « En décembre, on était déjà à 90 % sur les produits carnés, sous peu on devrait être bons », pronostique Philippe Muscat. Le RIL, structuré en association, fait figure de bon élève. Car en France, Egalim n’est guère respectée.

Question de temps ? D’argent plutôt. En 2023, les cantines n’auraient consacré que 27,5 % de leurs achats à des produits durables et de qualité, dont seulement 13 % en bio (2). Mais si le bon élève est à l’équilibre, il reste sur le fil. Les salaires avoisinent le Smic pour une partie des employés les moins qualifiés, quand la restauration dite « commerciale » a relevé ses salaires de 16% après le Covid – augmentation que le RIL, contraint à des tarifs bas de cantine, n’a pas pu suivre, regrette son directeur, qui voit certains de ses salariés confrontés à des situations de précarité. 

On ne s’étonnera guère que le secteur peine à recruter et à fidéliser. Romain, pâtissier passionné, énumère les inconvénients du métier, tout en travaillant avec délicatesse une pâte de noisettes torréfiées : la station debout, le port de charges lourdes, la répétition des gestes, les écarts de température… Et sans surprise, la rémunération. « Mais je commence mes journées à 6h30 et j’ai mes week-ends : pour un pâtissier, c’est du luxe », conclut le diplômé en chocolaterie, qui a commencé sa carrière dans l’artisanat, et ne regrette pas d’être passé à la restauration collective. Il y trouve des normes d’hygiène et de sécurité mieux appliquées, mais aussi, à rebours des clichés, davantage de créativité. « Faire notre propre noisetine, notre jambon… : en 2015, on était des extraterrestres, mais les choses se mettent en place », veut croire le directeur. 

Notes de bas de page :

  1. Réseau interprofessionnel de la restauration collective.
  2. « Objectifs EGAlim en produits durables et de qualité en restauration collective : le bilan de l’année 2022 publié, la collecte des données 2023 bientôt clôturée », ministère de l’Agriculture, 12 mars 2024.

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