La possibilité d’une allianceLes cathos, avec nous ?
Si les valeurs portées par la Bible sont plutôt celles de la justice sociale, de l’accueil et de la tolérance, le catholicisme d’aujourd’hui penche souvent du côté bourgeois et conservateur. Mais quelques irréductibles, portés par l’encyclique Laudato Si’ de feu le pape François ou anticapitalistes de longue date, prêchent à contre courant et irriguent les luttes sociales et écologistes.
texte Isma Le Dantec
À l’entrée d’une tente battue par les vents du plateau du Larzac, lors d’un grand rassemblement de militant·es des luttes écologistes locales, venus échanger tactiques, témoignages et soutiens, une pancarte oscille : « Le Royaume de Dieu commence ici, pas là-bas. » Sur le site de la Crem’arbre, dans le Tarn, où des militant·es ont habité les arbres du tracé de l’A69 pour empêcher leur coupe, cet autre panneau, sur lequel on peut lire : « Zad = Zone aimée par Dieu ». Quelques temps plus tôt, un 25 mars 2023 resté dans les mémoires pour l’affluence inédite d’opposant·es à la construction d’une méga-bassine à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) et pour la violente répression qui s’est abattue sur elles et eux ce jour-là, une jeune femme se tient au milieu du vacarme et des bouffées suffocantes. Lunettes de piscine et masque FFP2 sur le visage, elle prie : « Mon Dieu, toutes ces personnes sont là pour une cause juste, nous essayons de défendre ta création. Protège-nous. »
Ces slogans et scènes insolites ont de quoi faire lever au ciel les yeux des plus athées d’entre nous. Que vient faire Dieu dans des luttes radicales, autonomes, parfois queer, souvent indociles ? Que vaut une prière face au déferlement de la violence policière ? Que peuvent murmures et mains pieusement jointes, quand d’autres écorchent leurs cordes vocales pour être entendus ? Bref, les cathos sont-ils des camarades ? Alors qu’en France, la frange des ultras parrainée par les milliardaires Pierre-Édouard Stérin et Vincent Bolloré semble toujours plus résolue à étendre son emprise, des initiatives émergent sur l’autre berge. Refusant de laisser l'évangile aux réactionnaires, certain·es catholiques rejoignent les luttes écologistes et anticapitalistes par foi tandis que d’autres, qui luttaient déjà, osent dans ces espaces affirmer leur spiritualité, et prient même en manif. Ils et elles puisent leur inspiration dans la riche histoire du catholicisme social et de la théologie de la libération, courant dont est issu Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires devenu pape sous le nom de François en 2013.
Deux ans après son élection, le pape François publie l'encyclique Laudato Si' : un point de bascule pour les consciences chrétiennes sur le front des luttes écologistes. Le texte est un véritable manifeste pour une écologie chrétienne, qui incite à se retrousser les manches et à sortir d’une discrète posture de colibri. Car le pape argentin a fait bien plus que verdir superficiellement le discours catholique : il a ancré la protection de l'environnement dans la tradition théologique chrétienne, appelant à une conversion écologique profonde. La disparition, le 21 avril, de celui qui avait fait de la lutte contre le changement climatique un élément central de son pontificat, a suscité l’inquiétude de ces militants concernant la volonté de son successeur à poursuivre ces combats, voire d’en liquider l’héritage. Pourtant, le mouvement qu'il a contribué à lancer semble désormais avoir acquis sa propre dynamique.
Résurrection, insurrection
C’est dans ce sillage qu’émerge en 2022 le collectif Lutte et contemplation, au sein duquel de jeunes chrétiens se retrouvent pour prier, se mobiliser, et interpeller l’Église sur l’écologie. « La foi m’a permis de voir les enjeux environnementaux non plus comme une suite de chiffres difficilement appréhendables, mais comme une question de rapport au monde, sur lequel je peux et me dois d’agir », estime Paula de Wailly, membre du collectif, qui participait récemment à la lutte contre l’extension de l’aéroport Paris-Beauvais : en plus de prendre part aux manifestations, les membres de Lutte et contemplation visitent alors les messes du Beauvaisis et prennent le micro à la fin du prêche pour inciter à la mobilisation. Être croyante lui donne une approche différente des combats écologistes, explique la militante, prenant Pâques pour exemple : « Jésus meurt, puis ressuscite. Il y a cette lueur du champ des possibles, on ne peut pas présager du pire. De là vient notre espérance et une certaine force militante. »
Chants, rituels, goût du symbole, tractage, évangélisation de rue… Dans les espaces militants, Paula de Wailly découvre des modes d’actions similaires à ceux de l’Église. « On est entre deux feux, reconnaît-elle toutefois. D’un côté, on doit souvent rassurer les militants, qui peuvent-être suspicieux face à des signes religieux. Et de l’autre, certains paroissiens nous objectent “pas de politique à l’église”». Pour sa part, elle reste convaincue que l’Église est d’ores et déjà un lieu politique – notamment par ses positions prises sur la fin de vie. Si sa posture semble délicate, Paula vit son rapport entre foi et militantisme écologiste avec une relative sérénité. « La théologie permet une distance par rapport à l’efficacité de l’action, les moyens comptent autant que la fin. Non pas qu’on se fiche des résultats, mais si lors d’une mobilisation, on a approfondi notre conversion écologique, qu’on a touché le cœur de certaines personnes, on a déjà fait quelque chose de juste », développe t-elle, citant les prières collectives comme des « temps non productifs, où l’on ne doit pas mériter sa place ».
« Les chrétiens sont nés dans la désobéissance aux lois stériles »
Si Lutte et contemplation a pris de l’ampleur au cours des deux dernières années, avec des groupes locaux dans plusieurs villes de France, Paula de Wailly reste réaliste : « Au sein de l’Église, l’engagement écologiste, collectif et militant est très minoritaire. » Une absence d’engagement militant qui s’explique par l’origine sociale des croyants, à l’abri de la plupart des injustices, estime Anne Waeles, membre d’Anastasis, un collectif dont le nom grec signifie à la fois résurrection et insurrection, et qui produit principalement des articles de réflexion politique, écologique et anticapitaliste, à la lumière de la théologie chrétienne. Facile d’ « aimer son prochain » et de ne ressentir aucune colère contre l’ordre bourgeois lorsque celui-ci vous a jusqu’ici bien servi… « Le Christ a dit “Aimez vos ennemis”. Cela veut bien dire qu’il y en a, oppose Anne Waeles. Tout ce que fait Bolloré est anti-évangéliste, et rien ne nous interdit de dénoncer les structures de l’injustice ».
« Les chrétiens sont nés dans la désobéissance aux lois stériles, comme ce jour où “Jésus vint à passer à travers les champs de blé” (Matt. 12, 1) », lit-on sur le site du collectif Anastasis. Un double sens qui parle à la militante, également co-autrice de l’ouvrage La Communion qui vient (Seuil, 2021). Pour elle, spiritualité et militantisme vont de pair, et peuvent interagir hors des sentiers battus. Elle se souvient avec émotion d’une visite à la Zad de Notre-Dame-des-Landes, au moment de la sortie de l’ouvrage : « Il y avait au moins 60 personnes, qui avaient lu et annoté notre livre pour beaucoup d’entre elles. En fait, quand on essaie de vivre autrement, hors du capitalisme, ça déclenche forcément des réflexions spirituelles. Et lorsqu’on veut vivre en accord avec sa foi, pour moi, ça fait naître des réflexions politiques et anticapitalistes », analyse-t-elle.
« La destruction du vivant est telle qu'il faut réagir. La solution du sabotage nous paraît bonne. »
C’est dans cette optique qu’elle contribue à créer, en 2022, le festival des Poussières, dans un éco-hameau proche de Dijon. Avec une ambition : conjuguer Évangile et révolutions. Au programme, des conférences et des tables rondes, mais aussi des ateliers participatifs afin de réfléchir à la manière dont la foi et l’engagement militant peuvent se nourrir l’un l’autre. « Nous sommes chrétiens, donc nous sommes interpellés par la figure de Jésus, qui est non-violente, ou plus précisément non-violente contre les personnes. Mais la destruction du vivant est telle qu’il faut réagir. La solution du sabotage nous paraît bonne. Il vaut mieux détruire un tractopelle que laisser détruire la forêt », y affirmait l’été dernier Benoit Sibille, également membre du collectif Anastasis, entre deux temps de prière.
De ces moments festivaliers, Anne Waeles retient surtout la lueur d’une ouverture sur autrui : « Il est important de se rassembler entre catholiques militants, de se donner de la force pour agir d’un point de vue écolo, où il y a urgence. Mais ce qui m’a marquée, c’est plutôt ce qu’il a pu se jouer du côté de l’intersectionnalité. Il y a eu des prières juives et musulmanes, d’autres animées par des personnes queer et de nombreux débats sur le féminisme, les enjeux décoloniaux… Ce sont les discours et évolutions qu’on veut affirmer », détaille-t-elle, loin des propos conservateurs portés par son Église.
Vaisselle et révolution
Aussi co-auteur de La Communion qui vient, Foucauld Giuliani ne saurait la contredire. Aujourd’hui installé à mi-temps dans un petit village de l’Aisne, où il « milite contre l’extrême droite en passant par la paroisse », le professeur de philosophie déploie son énergie à « faire émerger une sensibilité politico-religieuse », se réclamant du christianisme social. C’est de cette ambition qu’émerge en 2017 le Dorothy, un café associatif chrétien du 20e arrondissement de Paris, qu’il contribue à créer.
Le lieu foisonne d’activités qui vont de l’accueil de jour destiné aux plus précaires à la conférence théologique, en passant par le cours de plomberie et le bal traditionnel du mercredi. « L’idée était de créer un lieu chrétien qui réponde à certains besoins de la société, afin de ne pas céder à la forme d’atemporalisation, un peu coupée de la réalité politique, qu’il peut y avoir dans le christianisme », explique Foucauld Giuliani.
Une part conséquente des missions bénévoles consiste ainsi à assurer un accueil de jour quasiment toute la semaine et des permanences sociales, « car aider son frère veut dire aider celui qui est le plus en galère ». À cela s’ajoute un volet plus intellectuel, avec des conférences qui suscitent parfois des polémiques, surtout venues de la frange droite des catholiques : « J’ai invité Houria Bouteldja lors d’un cycle consacré à l’antiracisme, ça a suscité des frictions... On nous laisse étonnamment assez tranquilles quand on parle d’anticapitalisme. Mais le fait qu’il y ait un cercle LGBT+ au Dorothy, qu’on se positionne sur l’antiracisme, ça fait plus vite jaser », constate l’enseignant. Si le Dorothy ne se revendique pas d’une quelconque obédience politique – « on ne veut pas exclure ou fliquer qui que ce soit à l’entrée » – Foucauld Giuliani multiplie les références aussi bibliques que gaucho-compatibles. « Chez Thomas d’Aquin, il y a carrément un droit à l’insurrection ! », glisse-t-il.
Quelques semaines avant notre rencontre, il animait au Dorothy une conférence dédiée à Dorothy Day, qui a donné au lieu son nom, peint en grosses lettres à l’entrée, entre deux supérettes de la rue de Ménilmontant. « C’est un personnage qui a toujours refusé la séparation entre vie intellectuelle et vie de service. Ça nous parle beaucoup. Si la révolution est intellectuelle et pas avant tout pratique et communautaire, ça peut même devenir dangereux », expose-t-il. Derrière le bar, trône justement une affichette : « Tout le monde fait la révolution, personne ne veut faire la vaisselle ». Dorothy Day dans le texte.