Mouvement Chipko.

Shekhar Pathak
« Le mouvement Chipko a inspiré de nombreux mouvements de femmes à travers le monde »

Voilà cinquante ans que Shekhar Pathak parcourt le même chemin. Il sillonne les montagnes où il est né et les regarde changer. Tous les dix ans, il se lance dans sa grande traversée d’est en ouest de l’Uttarakhand. Ce petit État himalayen est le plus sacré de l’Inde : s’y trouvent des temples qui attirent chaque année des centaines de milliers de pèlerins, des fleuves puissants et des forêts denses. Dans les années 1970, c’est ici que l’historien a été le témoin de la résistance Chipko contre l’exploitation des ressources et la destruction des écosystèmes. Compagnon du mouvement, cette figure des mondes académique et militant y a consacré un ouvrage de référence. Il revient sur la détermination des populations locales, le rôle des femmes dans la lutte et l’imaginaire écoféministe.

Quand et comment a eu lieu votre rencontre avec le mouvement Chipko ?

J’en garde un vif souvenir. C’était en 1973, dans les derniers mois de ma vie étudiante à l’Université d’Almora, dans les contreforts de l’Himalaya. On entendait parler sur le campus de manifestations organisées par des villageois dans la montagne. Elles se déroulaient dans des coins reculés, des petites localités comme Mandal ou Fata... Puis un événement majeur a eu lieu en mars 1974 dans le village de Reni: des femmes s’étaient opposées au gouvernement et avaient sauvé leur forêt. La nouvelle s’est répandue dans toute la région. C’était exaltant. Cet été-là, j’ai entrepris ma première grande traversée de l’Uttarakhand avec quelques camarades. Nous avons alors pris conscience de l’importance de ce qui se jouait ici. À cette époque, les habitants de la région cumulaient les problèmes: marginalité, enclavement et retard de développement. Mais ils avaient aussi élaboré des modes de subsistance qui reposaient sur les ressources naturelles et les biens communs, dont les pâturages et les forêts. Sans cela, il n’y avait pas de vie possible. En s’opposant à la déforestation, ils luttaient aussi pour leur survie. J’ai tout de suite été touché par l’énergie du mouvement Chipko, qui s’est imposé comme une source d’inspiration pour beaucoup. Par la suite, je suis devenu chercheur, éternel étudiant et chroniqueur des mouvements sociaux de l’Himalaya.

Pouvez-vous revenir sur les racines du mouvement ?

Tout mouvement social résulte de la combinaison entre une politique étatique et une forme d’apathie citoyenne... jusqu’à ce que la situation devienne intenable. Déjà, sous le Raj britannique [ancien territoire de l’Empire britannique comprenant l’Inde, le Pakistan, le Bangladesh et la Birmanie, ndlr], la confiscation des forêts et des terres de pâturage par l’État colonial avait provoqué le mécontentement des populations. Elles s’étaient d’abord exprimées via des cahiers de doléances soumis aux fonctionnaires locaux et aux gouverneurs généraux; puis par le biais d’une organisation locale (le Kumaon Parishad) qui parvint à  pousser la question devant le parti du Congrès national indien et le Mahatma Gandhi. Les revendications de ces communautés ont finalement été entendues, mais aucun changement n’a suivi quant à la préservation des ressources naturelles. Leur exploitation s’est poursuivie. Les manifestations, qui avaient débuté pendant la période coloniale, se sont donc prolongées après l’Indépendance, jusqu’à prendre cette forme singulière dans la région.

Shekhar Pathak

Shekhar Pathak est né en 1950 au nord de l’Inde, dans l’Uttarakhand. Tous les dix ans depuis 1974, il entreprend des padayatras, des traversées à pied de cet État himalayen : en 45 jours, il rencontre les communautés locales, analyse les transformations de la région... Professeur à l’Université du Kumaon pendant trente ans, éditeur, activiste engagé auprès des mouvement écologistes, il est l’auteur de The Chipko Movement : A People’s History (Permanent Black, 2020), ouvrage de référence sur le mouvement et son impact sur l’environnement.

Quels éléments ont contribué à cette singularité ?

La lutte Chipko s’est distinguée par son choix d’une mobilisation participative et non-violente. Il s’agissait de s’interposer, de façon pacifique, entre la nature et les armes de sa destruction. Le mouvement ne s’est pas limité à revendiquer des droits. Il a affermi les responsabilités des communautés locales et a été le lieu d’une réflexion collective au sujet de leurs devoirs envers les forêts. En ce sens, le mouvement a été un laboratoire philosophique, d’où a pu émerger une pensée sur l’harmonie entre économie et écologie, en mettant l’accent sur la congruence entre communauté et ressources. C’est sans doute ce qui a touché autant de personnes, des villageois ordinaires aux universitaires et artistes.

Le mouvement Chipko a souvent été défini comme non-violent, voire gandhien. Vous soulignez dans votre livre qu’il s’agit d’une vision réductrice. Pour quelles raisons ?

Le mouvement Chipko est résolument non-violent et participatif. Ce sont ses caractéristiques principales et il ne s’agit en aucun cas de les nier. On a cependant tendance à oublier que plusieurs idéologies coexistaient en son sein. Il y avait bien une mouvance gandhienne, mais le parti communiste y a aussi été présent dès ses débuts. Lorsque le mouvement s’est propagé, la pluralité a continué à faire partie de son ADN. Par ailleurs, certains individus brillaient plus que d’autres, comme l’activiste Chandi Prasad Bhatt, présenté comme la figure de proue. Mais ils représentaient toujours les intérêts collectifs des populations locales. Peu à peu, la communauté militante Chipko s’est pourtant divisée. Les médias ont commencé à mettre en avant une poignée de noms, et des intérêts divergents se sont fait jour. Le mouvement s’est alors scindé en deux tendances: celle de l’économie et celle de l’écologie. Enfin, il importe d’avoir en tête le contexte général de la lutte. Elle a débuté avant la déclaration de l’état d’urgence par Indira Gandhi en 1975, et s’est poursuivie après sa levée en 1977. Ce moment charnière de l’histoire de l’Inde a eu un impact sur sa forme et son développement. Présenter le mouvement uniquement sous l’angle gandhien occulte sa complexité et son histoire.

Quel fut l’impact de l’état d’urgence sur le mouvement Chipko ?

Ces deux ans de suspension des libertés ont freiné la croissance naturelle du mouvement. Après cette période, nous espérions que le nouveau gouvernement entendrait nos revendications et rendrait justice aux communautés et aux forêts. Il s’est révélé encore plus répressif que le précédent et a mobilisé tout son arsenal coercitif (police, forces armées) pour vendre les forêts à des acteurs privés. Au cours de cette période, le mouvement Chipko a pris des formes variées. Il s’est implanté aux quatre coins de la région, sous l’égide de plusieurs leaders, parmi lesquels Chandi Prasad Bhatt, Gaura Devi ou Sunderlal Bahuguna.

Quels risques couraient les militants Chipko ?

Jusqu’à l’état d’urgence, le gouvernement a géré le mouvement de manière relativement habile. Quelques arrestations sporadiques ont eu lieu, des activistes étaient parfois incarcérés pour de courtes périodes. En revanche, à partir de 1975, les militants ont été systématiquement emprisonnés, y compris les femmes. La répression a été particulièrement violente contre les jeunes. Ils ont été malmenés, voire torturés par les forces de police. Des mandats d’arrêt ont été émis et des raids organisés dans la montagne. Cela a entraîné une escalade de la violence. À Janauti Palri et à Rangodi-Dhyari, deux villages reculés, l’opposition entre militants et forces armées a atteint un niveau proche de la guérilla. Pour la première fois, des fusils et des pistolets ont été saisis chez des activistes Chipko. Mais au-delà de la violence d’État, bon nombre d’activistes ont dû affronter le reste de la société. L’intégration des femmes et des Dalits [populations de basses castes, ndlr] a été un véritable défi. Ces deux catégories de population ont souvent dû aller à l’encontre de leur famille et des injonctions de leur communauté. Pour beaucoup de femmes, cela a impliqué de s’opposer à leurs maris, et plus globalement au patriarcat. Pour les Dalits, il s’agissait de se faire respecter par les hautes castes. Le mouvement a finalement contraint les populations dominantes à modifier leur attitude envers les Dalits et les femmes. Le mouvement est précisément célèbre pour le rôle qu’y ont joué les femmes. Les photographies de villageoises protégeant leur forêt ont fait le tour du monde. 

Vous évoquiez d’ailleurs la mobilisation de Reni, en 1974, comme l’un des premiers échos que vous-même avez eu du mouvement. Pouvez-vous revenir sur la manière dont les femmes se sont imposées en tant que des piliers du mouvement Chipko ?

Ce qui s’est passé à Reni, ce petit village reculé, est passionnant. Il s’agit d’une mobilisation à nulle autre pareille. Le 26 mars 1974, les femmes du village se sont mobilisées pour arrêter les haches et les scies du gouvernement. Cela s’est fait sous l’impulsion de l’une d’elles, Gaura Devi, sans violence et en l’absence des hommes. Ce jour-là, ils étaient tous partis à la ville voisine pour récupérer une somme promise par l’État en compensation de leurs terres confisquées. L’administration a voulu saisir cette occasion pour reprendre son entreprise de déforestation, convaincue qu’elle ne se heurterait à aucune opposition. C’était sans compter sur les femmes qui avaient pris la relève. Elles ont ainsi sauvé leur forêt, qu’elles désignaient comme leur maïka, leur « maison mère ». Par la suite, les femmes ont joué un rôle important dans d’autres localités et leur présence a contribué à rendre le mouvement plus inclusif. Malheureusement, elles n’ont pas réussi à s’imposer en tant que leaders. Les hommes engagés dans le mouvement ne les ont pas suffisamment soutenues et encouragées dans ce sens. Dans un contexte exceptionnel, Gaura Devi est la seule à avoir réussi. C’est sans doute pour cela qu’elle est devenue une telle icône.

Son action a même inspiré la pensée écoféministe partout dans le monde.

Absolument. L’impact de la mobilisation portée par Gaura Devi est indéniable. Le mouvement Chipko a inspiré de nombreux mouvements de femmes à travers le monde. On en retrouve aujourd’hui des échos dans les discours féministes indiens et plus largement dans la pensée écologique. C’était une lutte dans laquelle les femmes se sont investies et ont joué un rôle déterminant. Cependant, il ne s’agit pas d’un mouvement écoféministe à proprement parler. 

Dans votre livre (The Chipko Movement: A People’s History, Permanent Black, 2020), vous soulignez que le mouvement Chipko a été porté par des villageois et villageoises ordinaires, sans formation intellectuelle ou militante. Cette dimension a-t-elle été négligée dans le traitement qui en a été fait ?

Oui. Cette partie de l’histoire a été insuffisamment mise en lumière dans les travaux académiques sur le sujet. Beaucoup d’universitaires se sont focalisés sur quelques personnalités clés et ont valorisé à l’excès leur contribution à la lutte. Ce faisant, ils ont négligé les dimensions collective contingente du mouvement. J’y vois avant tout le reflet d’une vision très hiérarchique du monde social, et déconnectée des réalités du terrain. Ces recherches n’ont pas non plus suffisamment étudié la diversité des actions collectives menées dans l’ensemble de la région. Il faut reconnaître que l’accès aux sources est difficile: elles sont éparpillées entre différentes archives gouvernementales et privées, dans des journaux locaux, des associations, ou chez des militants qu’il faut aller rencontrer. Cela implique de se rendre dans leurs villages et de croiser leurs discours. C’est très compliqué sans une connaissance approfondie du terrain, et peu sont parvenus à faire un tel travail.

Quel est l’héritage du mouvement Chipko aujourd’hui ?

Il y a d’abord eu plusieurs avancées juridiques en Inde. Je pense à la Loi pour la protection des forêts votée en 1980, ou à la reconnaissance des droits des populations forestières qui date de 2006. L’État continue cependant à se considérer comme le « propriétaire » des ressources naturelles plutôt que comme leur gardien ou leur protecteur. D’un point de vue plus philosophique, le mouvement demeure une source d’inspiration. À l’ère de l’Anthropocène et de la crise climatique qui s’accélère, il résonne comme un appel à la sagesse collective, à la nécessité de voir converger celle des communautés et celle des États. La sagesse des populations locales est le fruit d’une longue cohabitation avec les ressources naturelles, tandis que celle de l’État résulte de ce que l’on inscrit dans les lois, dans. la Constitution, et finalement des leaders politiques que nous choisissons. Malheureusement, les défis actuels sont bien plus nombreux que ceux des années 1970.

Pouvez-vous compter sur une nouvelle génération de militants ?

Oui, une nouvelle génération a émergé, prête à se mobiliser. Il y a ceux qui ont participé au mouvement Chipko dans leur petite enfance, qui suivaient leurs parents dans les actions collectives menées à proximité de leur village. De nouveaux venus les ont rejoints. Ils apprennent et essaient de mettre en pratique l’enseignement des anciens. Ces jeunes luttent contre les dégâts causés par les politiques néolibérales, la privatisation et la transformation progressive des montagnes en biens de consommation. C’est un long combat qui nous attend.

« Le 26 mars 1974, les femmes du village se sont mobilisées pour arrêter les haches et les scies du gouvernement. Cela s’est fait sous l’impulsion de l’une d’elles, Gaura Devi, sans violence et en l’absence des hommes. »

— Shekhar Pathak

Son action a même inspiré la pensée écoféministe partout dans le monde.

Absolument. L’impact de la mobilisation portée par Gaura Devi est indéniable. Le mouvement Chipko a inspiré de nombreux mouvements de femmes à travers le monde. On en retrouve aujourd’hui des échos dans les discours féministes indiens et plus largement dans la pensée écologique. C’était une lutte dans laquelle les femmes se sont investies et ont joué un rôle déterminant. Cependant, il ne s’agit pas d’un mouvement écoféministe à proprement parler. 

Dans votre livre (The Chipko Movement: A People’s History, Permanent Black, 2020), vous soulignez que le mouvement Chipko a été porté par des villageois et villageoises ordinaires, sans formation intellectuelle ou militante. Cette dimension a-t-elle été négligée dans le traitement qui en a été fait ?

Oui. Cette partie de l’histoire a été insuffisamment mise en lumière dans les travaux académiques sur le sujet. Beaucoup d’universitaires se sont focalisés sur quelques personnalités clés et ont valorisé à l’excès leur contribution à la lutte. Ce faisant, ils ont négligé les dimensions collective contingente du mouvement. J’y vois avant tout le reflet d’une vision très hiérarchique du monde social, et déconnectée des réalités du terrain. Ces recherches n’ont pas non plus suffisamment étudié la diversité des actions collectives menées dans l’ensemble de la région. Il faut reconnaître que l’accès aux sources est difficile : elles sont éparpillées entre différentes archives gouvernementales et privées, dans des journaux locaux, des associations, ou chez des militants qu’il faut aller rencontrer. Cela implique de se rendre dans leurs villages et de croiser leurs discours. C’est très compliqué sans une connaissance approfondie du terrain, et peu sont parvenus à faire un tel travail.

Quel est l’héritage du mouvement Chipko aujourd’hui ?

Il y a d’abord eu plusieurs avancées juridiques en Inde. Je pense à la Loi pour la protection des forêts votée en 1980, ou à la reconnaissance des droits des populations forestières qui date de 2006. L’État continue cependant à se considérer comme le « propriétaire » des ressources naturelles plutôt que comme leur gardien ou leur protecteur. D’un point de vue plus philosophique, le mouvement demeure une source d’inspiration. À l’ère de l’Anthropocène et de la crise climatique qui s’accélère, il résonne comme un appel à la sagesse collective, à la nécessité de voir converger celle des communautés et celle des États. La sagesse des populations locales est le fruit d’une longue cohabitation avec les ressources naturelles, tandis que celle de l’État résulte de ce que l’on inscrit dans les lois, dans. la Constitution, et finalement des leaders politiques que nous choisissons. Malheureusement, les défis actuels sont bien plus nombreux que ceux des années 1970.

Pouvez-vous compter sur une nouvelle génération de militants ?

Oui, une nouvelle génération a émergé, prête à se mobiliser. Il y a ceux qui ont participé au mouvement Chipko dans leur petite enfance, qui suivaient leurs parents dans les actions collectives menées à proximité de leur village. De nouveaux venus les ont rejoints. Ils apprennent et essaient de mettre en pratique l’enseignement des anciens. Ces jeunes luttent contre les dégâts causés par les politiques néolibérales, la privatisation et la transformation progressive des montagnes en biens de consommation. C’est un long combat qui nous attend.

DATES CLEFS

1971 > Premières résistances pacifiques à la déforestations dans l’actuel Uttarakhand, qui donneront naissance au mouvement Chipko.

1973 > Premières résistances pacifiques à la déforestations dans l’actuel Uttarakhand, qui donneront naissance au mouvement Chipko.

1974 > Dans le village de Reni, des femmes s’opposent à l’abattage des arbres par les forces gouvernementales. Les images de leur résistance non-violente, portée par Gaura Devi, font le tour du monde.

26 juin 1975 > Reconnue coupable de fraude électorale, et face à un mouvement d’opposition croissant, Indira Gandhi instaure l’état d’urgence. Les libertés civiques sont suspendues, l’opposition bâillonnée et privée de ses leaders, incarcérés. La répression contre le mouvement Chipko s’accentue.

23 mars 1977 > Levée de l’état d’urgence et élection d’un nouveau gouvernement porté par le Janata Party, qui poursuit l’exploitation commerciale des forêts himalayennes.

Janvier 1980 > Nouvelles élections et retour au pouvoir d’Indira Gandhi.

25 octobre 1980 > Promulgation de la Loi pour la préservation des forêts. Le texte a été amendé en 1988 et 1992, ouvrant la voie à certaines activités impliquant une reprise de la déforestation, comme des projets de forage ou de développement de centrales hydroélectriques.

31 octobre 1984 > Assassinat d'Indira Gandhi.

2006 > Reconnaissance des droits des communautés forestières. La loi leur garantit un accès à la terre et aux ressources de la forêt. Vingt ans plus tard, elle est loin d’être respectée sur l’ensemble du territoire indien.