Atome, IA
Même combat

La consommation énergétique des géants de la tech explose sur fond de développement exponentiel des intelligences artificielles. Pour répondre à cette demande, le nucléaire, jadis symbole d’une peur collective, redevient un actif convoité : la course à l’IA relance l’atome et, avec lui, l’idée d’une ressource infiniment disponible.

Irénée Régnauld est consultant spécialiste des technologies numériques et co-auteur d’Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space (La Fabrique, 2024). Il a cofondé le collectif de réflexion technocritique Le Mouton numérique et tient, depuis 2014, le blog Mais où va le web ?.

Chronique Ctrl+Z

Texte Irénée Régnauld

«Nucléaire ? Non merci ! » Je vous parle d’un temps où ce slogan, flanqué d’un soleil rouge aux yeux fermés sur fond jaune, se déclinait en badges et en stickers collés à l’arrière des bagnoles. Le mouvement anti-nucléaire était alors à son apogée ; on rêvait tout haut d’une alternative à l’atome : le panneau solaire. On notera la tonalité polie du message depuis tombé en désuétude.

Cinquante ans plus tard, tout a basculé. Des géants de la tech promettent de remplacer les travailleurs par des intelligences artificielles (IA) qui, en 1975, auraient semblé tout droit sorties d’un film de science-fiction. Google annonce avoir doublé sa consommation énergétique entre 2020 et 2024 – et plus personne ne s’en étonne. Le nucléaire devient la planche de salut d’une industrie vorace en électricité, dopée aux data centers. On est passé en un éclair et quelques renversements de la course à l’atome à la course à l’IA : on craint désormais plus le « boom » algorithmique que l’explosion d’un réacteur. L’un et l’autre n’en verrouillent pas moins une énième « dépendance au sentier » : c’est comme le dentifrice, une fois sorti du tube, on peine à l’y remettre.

Du neuf avec du vieux

Septembre 2024. Microsoft annonce la relance de l’unité I de la centrale de Three Mile Island (Pennsylvanie), fermée depuis 2019 – là même où s’était produite, en 1979, la pire catastrophe nucléaire civile aux États-Unis. Dans un rayon de huit kilomètres, les enfants et les femmes enceintes sont évacués. Un autre gourou de la Silicon Valley, l’inénarrable fondateur de PayPal Peter Thiel, réhabilite quant à lui la première installation américaine d’enrichissement d’uranium à Paducah (Kentucky), construite dans les années 1950 pour renforcer l’effort de défense nationale. Fermée en 2013, l’usine était en phase de décontamination. Un bel exemple de glissement d’un actif stratégique, prérogative de l’État, vers le privé. Du côté de Mark Zuckerberg, Meta (ex- Facebook) signe en juin 2025 un accord avec Constellation Energy, qui exploite un site nucléaire dans l’Illinois, devant initialement fermer en 2027. Il en reprend pour vingt ans. Le nucléaire, jadis épouvantail et symbole d’une peur collective, redevient un actif convoité et relancé à travers ces rénovations tardives.

Pendant ce temps, d’autres magnats de la tech misent sur les technologies nucléaires d’après-demain. Jeff Bezos soutient General Fusion, une entreprise canadienne spécialisée dans la fusion nucléaire – technique consistant à reproduire, en laboratoire, l’énergie produite au cœur du Soleil. Même son de cloche chez Sam Altman (OpenAI) désormais « chairman » de la start-up Oklo qui projette, en plus de créer des petits réacteurs nucléaires à fission, de réemployer les déchets nucléaires pour en faire du combustible. L'effervescence est bien là. Sur le site du Nasdaq, on se demande s’il est pertinent d’investir dans le nucléaire: la réponse est oui. Tout est bon pour « décarboner », dans le sillage d’une croissance vertigineuse qui en pousse d’autres à carrément envisager d’envoyer les data centers en orbite terrestre.

Esclave énergétiques 

La course à l’IA ne connaît pas de frontières, celle de l’atome non plus. En France, le développement de l’IA s'accompagne non seulement d’un détricotage du droit environnemental, mais milite aussi pour une relance du nucléaire. Aux appels d’Emmanuel Macron à brancher l’IA sur l’énergie décarbonée made in France (Plug, baby, plug), répond le projet du Rassemblement national (RN) d’en finir avec les énergies dites « renouvelables » et de bâtir 20 nouveaux réacteurs EPR d’ici 2036 (5 à 14 pour le camp macroniste). Le RN va d’ailleurs plus loin dans une récente proposition de loi qui propose de « miner » du bitcoin avec le surplus d’électricité des centrales. Chez Zemmour, on projette aussi quatre nouveaux EPR d’ici 2050 avec l’espoir assumé qu’un jour, l’IA et les robots puissent enfin grand-remplacer les immigrés. Un triste gag qui ne dévie pas tellement des visions portées par Altman ou Musk, avec leurs robots destinés à éliminer les métiers du support client ou les tâches manuelles (comme le robot Optimus, l’homme de fer de Musk). En ligne de mire, une IA à notre service, sur le mode de l'asservissement ou de l’« arraisonnement » (Heidegger). C’est le retour des « esclaves énergétiques » : cette idée, un brin mathématique, qu’un objet technique fournit à chaque humain la puissance de dizaines d’esclaves. Ce que l’automate promet, le réacteur le réalise.

Pour atteindre cet objectif, l’IA est couplée à l’atome, au prix d’une croyance rémanente, celle d’une ressource infiniment disponible et fonctionnant en cycle fermé. Pour le dire avec le philosophe Ange Pottin, on attribue facilement au nucléaire des vertus découplées des réalités terrestres : il en va de même avec l’IA. En attendant les robots, l'appairage des deux a surtout pour objet d’atomiser le travail. En cas de problème, il y aura bien un startuper pour nous vendre des pastilles d’iode.