Scientifiques en résistanceDu labo au sabot ?
Quand ils ne signent pas des tribunes, certains scientifiques, alertés par les crises écologiques, descendent dans la rue, s’organisent collectivement et transforment leur savoir en instrument de mobilisation, non sans repenser leur discipline pour enrayer les désastres en cours et questionner cette injonction à la neutralité qui, jusque-là, enfermait la recherche dans une tour d’ivoire.
texte NICOLAS CELNIK
À partir de combien d’alertes ignorées peut-on considérer que la sonnette d’alarme est cassée ? Le 26 février 2024, 1000 scientifiques remettent en question dans Le Monde la politique agricole de l’exécutif ; le 18 avril 2024, près de 300 scientifiques dénoncent dans le même journal l’inaction du gouvernement face à la crise climatique; le 25 juin, 300 encore appellent à se mobiliser contre l’extrême droite ; à l’international, 1000 déclarent « l’urgence climatique » dès 2019. Ces prophéties d’apocalypse signées par les plus hautes sommités de la recherche ne sont pas une nouveauté - ils étaient déjà 15 000 à se rassembler pour lancer un « avertissement à l’humanité » en 1992 1. Avec quel effet ? Constatant que ni leurs recherches ni leurs tribunes n’infléchissent la politique des gouvernements, de plus en plus de chercheurs, qu’ils soient astrophysiciens, océanologues ou géomorphologues, abandonnent publiquement l’idée d’une « neutralité scientifique », pilier déontologique sacré de la recherche. « Cela fait cinquante ans que les scientifiques essaient de convaincre ; aujourd’hui, ils entreprennent de contraindre. C’est une nouvelle dynamique, celle du rapport de force », observe Manuel Cervera-Marzal, sociologue spécialiste de la désobéissance civile. Pour lui, la nouveauté de ces mouvements tient à ce que « jusqu’à présent, les scientifiques s’engageaient à titre personnel, en tant que citoyens ; maintenant, des groupes s’organisent collectivement pour mettre à profit tout leur crédit dans des combats politiques »2. À chacun son cheval de bataille : le collectif Labo 1.5, fondé en 2019, travaille à réduire l’impact carbone de la recherche ; l’Atelier d’écologie politique de Toulouse (Atecopol), lancé en 2018, politise les scientifiques et leur objet de recherche ; l’association Sciences citoyennes forme des conventions citoyennes qui décident d’une partie de l’orientation du budget de la recherche ; le groupe militant Stop recherche complice enjoint les universitaires à ne plus accepter de fonds de grands acteurs privés ; le réseau Expertises climat forme des scientifiques à aller sonner le tocsin dans les médias…
Alerter NE SUFFIT PLUS
En février 2020, une tribune appelant les scientifiques à la « rébellion », à « participer aux actions de désobéissance civile » des associations écologiques, et même à s’organiser « au niveau professionnel »3 a rencontré plus d’écho que les autres. Dans le sillage de la publication, un groupe de chercheurs s’est résolu à créer en septembre 2020 Scientifiques en rébellion, la branche française d’un mouvement fraîchement né à l’international, Scientist Rebellion. « Si la situation est si grave que les scientifiques le disent, comment comprendre qu’elles et ils restent sagement dans leurs laboratoires à rédiger des articles et des rapports qui s’accumulent sans être pris au sérieux ? », crivent-ils dans un manifeste collectif. Depuis leur regroupement, les membres de Scientifiques en rébellion ont organisé près d’une vingtaine d’actions, comme une « marche sur les aéroports » pour dénoncer l’impact du trafic aérien, et une interruption de l’Assemblée générale de TotalEnergies. Le mouvement, proche d’Extinction Rebellion (dont il reprend l’emblème du sablier), a adopté une bonne partie de son répertoire d’actions non violentes : manifestations, blocages, interpellations médiatiques et mises en scène spectaculaires, tantôt vêtus de rouge, symbolisant le sang des espèces éteintes, tantôt en bandant les yeux des statues dans les parcs et jardins publics pour dénoncer la cécité des dirigeants. Les images de chercheurs en blouse blanche traînés par les pieds par des CRS sont ainsi calibrées pour marquer les esprits et mettre en scène l’antagonisme entre État et communauté scientifique.
Anita Conti (1899-1997)
Femme qui prend la mer malgré le regard des hommes, lanceuse d’alerte, écrivaine et photographe de terrain s’échappant de la bibliothèque où elle était assignée, résistante contre le nazisme: c’est peu dire qu’Anita Conti ne craignait pas la tempête. Première femme océanographe française, elle exerce la profession de journaliste quand elle livre une série d’articles sur la finitude des ressources halieutiques, qui lui vaut d’être embauchée par l’Office scientifique et technique des pêches (OSTP). Ce statut lui ouvre l’accès à des expéditions en mer et scelle sa passion pour l’océan. Arrive la Seconde Guerre mondiale: elle devient la première femme admise sur un navire militaire en France, où elle documente le dragage des mines, puis rejoint la Résistance après la débâcle. Dès les années 1940, elle alerte sur les effets de la pêche industrielle et obtient de l’OSTP la conduite d’études qui font découvrir au grand public que les ressources de l’océan ne sont pas inépuisables. Quand les institutions françaises lui coupent les vivres, elle crée sa propre fondation pour poursuivre ses recherches en Guinée-Conakry. Jusqu’à la fin de sa vie, elle réfléchit à des moyens de limiter le gaspillage des poissons et de lutter contre la malnutrition, d’expériences en conférences, de livres en documentaires.
«FAUT-IL ARRÊTER LA RECHERCHE ? »
Après cinq ans de militantisme, le collectif propose quelques « perspectives » pour penser les futures actions, qui sont surtout des interrogations sans réponse : est-ce que l’engagement des chercheurs « pourrait affecter [leur] crédibilité et donc la confiance du public envers les scientifiques » ? Faut-il privilégier « des mobilisations moins engageantes mais plus massives » ou au contraire « des formes d’action plus radicales » impliquant la confrontation et le désarmement ? Une seule ligne semble se dessiner clairement: « particip[er] active[ment] à la vie démocratique, aux côtés des collectifs de citoyens». Plutôt que d’abandonner le champ académique, comme les Désert’heureuses (un collectif réunissant ingénieurs, techniciens et chercheurs qui préfèrent se reconvertir dans d’autres activités professionnelles), les Scientifiques en rébellion appellent à repenser l’action depuis leur position et leur profession.
« Toutes les institutions de recherche ont été construites de sorte à enfermer les scientifiques dans une tour d’ivoire »
— François Graner, directeur de recherche au CNRS
« Les déserteurs sont ceux qui prétendent ne pas déserter, faisait remarquer le philosophe Günther Anders, penseur de la science et des techniques. Ceux qui, quand les camps de concentration existent, continuent, en universitaires, à peaufiner leurs contributions à l’étude de tel ou tel sujet, compte tenu de tel ou tel aspect particulier. Ceux-là désertent effectivement, vers le domaine de l’irresponsabilité »3. Mais pour le physicien François Graner, directeur de recherche au CNRS qui poursuit en parallèle une recherche sur les mousses et un travail de trouble-fête dans les laboratoires scientifiques en y organisant des conférences intitulées « Faut-il arrêter la recherche ? », il faut comprendre pourquoi les scientifiques ont des réticences à s’engager politiquement : « toutes les institutions de recherche ont été construites de sorte à enfermer les scientifiques dans une tour d’ivoire, qu’ils puissent exercer leur activité sans avoir autre chose à penser ». Pour lui, tant que la recherche actuelle est considérée comme une aide à la croissance ou « un moyen de piloter au milieu de ses désastres », la priorité n’est pas la recherche: « ce n’est pas par manque d’information qu’on ravage la planète, mais par cupidité », souligne-t-il. À ses yeux, ce n’est qu’une fois retournés à un cadre politique et économique respectant les limites planétaires - pour lui, la décroissance - qu’il redeviendra pertinent de s’interroger sur les sujets de recherche à explorer. Certains universitaires ont déjà commencé à appliquer la décroissance au domaine scientifique : des physiciens de l’Institut Néel, à Grenoble, ont négocié avec leurs financeurs une diminution de leur budget de 10 % chaque année à partir de 2024, pour se contraindre dans leur achat de matériel et la conception d’expériences. Le journaliste Nicolas Chevassus-au-Louis y voit un exemple de « décroiscience », qui pourrait selon lui avoir des vertus heuristiques : « De même que les interdictions légales obligent la recherche à explorer d’autres directions, ces renoncements obligeront à revisiter les masses de données accumulées et souvent peu exploitées. »
RACHEL CARSON (1907-1964)
Trois cents pages qui transforment l’écologie scientifique en un champ de lutte politique: c’est le tour de force de Printemps silencieux, publié en 1962 par la biologiste marine américaine Rachel Carson. Le livre, qui alerte sur la disparition des oiseaux agricoles à cause des pesticides chimiques et sur leur nocivité pour les humains, rencontre un tel écho qu’il aboutit à l’interdiction de plusieurs des principaux pesticides de synthèse, dont le DDT, et à la création de l’Agence de protection de l’environnement aux États-Unis (lire notre article p.64). Rachel Carson n’était pas tout à fait inconnue jusque-là: Cette mer qui nous entoure, un texte publié en 1951 dans lequel elle raconte l’histoire de la vie marine et de l’océan, est vite devenu un best-seller. Elle met à profit les retombées financières de ce premier succès pour consacrer trois ans d’enquête aux effets des pesticides, notamment alertée par la volonté du gouvernement d’éradiquer les fourmis de feu autour de chez elle. Elle mobilise son bagage scientifique pour vulgariser les effets des pesticides, ses relations personnelles avec des chercheurs pour obtenir des déclarations confidentielles, et poursuit son projet de rédaction malgré une intense campagne de contre-propagande du gouvernement, avant même la publication de son enquête. Défendre le livre contre le lobby chimique et malgré un cancer du sein sera l’un des combats finaux de Rachel Carson, décisif pour rallier la communauté universitaire à ses thèses et faire basculer l’opinion publique.
FAIRE L’INVENTAIRE DES TRITONS, REFUSER LES SUBVENTIONS
Ce serait toutefois aller un peu vite en besogne que d’écarter tout bonnement la science de la construction d’un rapport de force. À l’image des Naturalistes des terres (NdTR) - un mouvement qui regroupe des ornithologues, botanistes et autres professionnels de la nature - plusieurs collectifs cherchent plutôt à mobiliser leur expertise et leur crédit pour appuyer des luttes locales. En réalisant des inventaires, qui consistent à répertorier les espèces animales présentes sur un territoire, les naturalistes ont ainsi pu mettre en évidence la présence d’espèces protégées, et faire invalider des projets d’aménagement : le triton crêté à Notre-Dame-des-Landes ou l’outarde canepetière à Sainte-Soline. « Au bout de trois ans d’existence, on fait un constat de puissance et d’impuissance, nuance Eden*, membre des NdTR depuis sa création. D’un côté, on a pu entraver des projets d’aménagement; de l’autre, cette pratique est bornée par ce que l’institution scientifique et juridique considère comme des espèces qui ont de la valeur. Nous devons redoubler d’imagination pour remettre en question ce cadre et ne plus se limiter à leurs règles. »L’une des ambitions du collectif est de mobiliser le savoir naturaliste pour inciter des habitants à défendre leur territoire - autrement dit, d’utiliser la science précisément pour déborder du champ scientifique. Et, lorsque cela ne suffit pas, le collectif signe parfois des actions de « désarmement » (du sabotage d’infrastructures écocidaires comme des drains qui assèchent les tourbières), ou participe à des manifestations plus engagées aux côtés de mouvements comme les Soulèvements de la terre.
ALEXANDRE GROTHENDIECK (1928-2014)
« Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » : il faut du cran pour poser cette question à un parterre de chercheurs parmi les plus respectés au monde. Le 27 janvier 1972, au Centre européen pour la recherche nucléaire, Alexandre Grothendieck, l’un des plus brillants mathématiciens du siècle met les pieds dans le plat. Et on devine sans peine sa réponse, lui qui a démissionné deux ans auparavant de l’Institut des hautes études scientifiques de Bures-sur-Yvette pour protester contre son financement par l’armée. Il revient alors du Viêtnam, où il enseignait malgré les bombardements et où il a offert au gouvernement assiégé du Nord-Viêtnam sa médaille Fields reçue l’année précédente. Ce fils d’un anarchiste ukrainien et d’une révolutionnaire allemande qui a fui Berlin et le nazisme, et dont le père a été assassiné à Auschwitz, garde une sainte horreur de la guerre; mais les doutes qui le travaillent sont plus profonds : « Depuis un an ou deux que je commence à me poser des questions à ce sujet, je me suis aperçu que, finalement, dans chacune des grandes questions qui actuellement menacent la survie de l’espèce humaine, la menace à la survie ne se poserait pas si l’état de notre science était celle de l’an 1900, par exemple. » Le mathématicien anime alors la branche française du groupe Survivre et vivre, un des cercles pionniers de l’écologie politique, qu’il héberge à son domicile personnel. Après avoir livré un cycle de conférences au Collège de France où il explique pourquoi il convient d’arrêter la recherche, il refuse le prestigieux prix Crafoord, saisissant l’occasion d’une nouvelle critique de l’institution scientifique. Il fonde plusieurs communautés, puis finit sa vie en ermite, reclus dans les Pyrénées.
Lorsqu’il a lu un article de presse dénonçant l’emprise de Bayer sur... ses propres études, l’écologue Benoit Fontaine s’est rendu compte que déserter la recherche risquait de la laisser aux mains des entreprises privées. Le géant allemand de la chimie, qui finançait des projets du Muséum national d’histoire naturelle, avait tiré des conclusions erronées d’une étude menée par Benoit Fontaine et s’en servait pour assurer l’innocuité de ses pesticides sur les oiseaux : « depuis, on en a longuement discuté et maintenant, notre labo ne reçoit plus de subventions de ces grands acteurs privés », raconte le chercheur, également membre des NdTR et du Réseau expertise climat. S’il est convaincu que la construction d’un rapport de force est impérative, il se félicite que les études qu’il a réalisées « permettent d’affirmer, de manière indiscutable, que la population d’oiseaux agricoles s’est effondrée de 30 % depuis l’an 2000 en France, et que c’est lié à l’usage des pesticides ». À la place, si le grand public recevait les études pilotées par les géants de l’agrochimie, la nocivité des pesticides ne serait toujours pas établie. Surtout, ajoute-t-il, « la montagne est tellement énorme qu’il faut des actions de type Sainte-Soline, et des chercheurs qui vont dans les médias avec leur casquette du Muséum ». Des labos à la rue, la science est entrée de plain-pied dans l’arène politique.
*Le prénom a été modifié.