Dans son ouvrage Écolos, mais pas trop, Jean-Baptiste Comby condense six années de travail de terrain auprès de différents groupes sociaux, de la bourgeoisie jusqu’aux classes populaires. Son objet : les rapports qu’entretient chacun de ces groupes à l’écologie. Qu’elle soit rejetée ou embrassée, elle ne laisse personne indifférent. Il en ressort que se donner pour objectif de mobiliser largement derrière la bannière d’une écologie de rupture impose de s’intéresser aux discours que les classes populaires entretiennent vis-à-vis d’elle, et aux intérêts matériels qu’elles veulent préserver. C’est à cette condition que des alliances sociales sont possibles.
Jean-Baptiste Comby est sociologue, enseignant et chercheur à l’université de Nantes. Il a coordonné avec Sophie Dubuisson-Quellier l’ouvrage Mobilisations écologiques (PUF/Vie des idées, 2023). Son livre Écolos, mais pas trop… Les classes sociales face à l’enjeu environnemental (Raisons d’agir, 2024) s’adosse à la conférence gesticulée qu’il présente avec Anthony Pouliquen : «L’écologie sans lutte des classes, c’est du gaspillage.»
Vos travaux s’intéressent au regard que chaque groupe social porte sur l’écologie, et les rapports à la fois pratiques et symboliques qu’il entretient avec elle. Qu’est-ce que cette approche peut apporter au débat politique sur l’écologie, ou au sein des milieux écolo ?
Mon livre montre qu’un fossé se creuse entre les offres écologistes contemporaines (récits, pensées, initiatives, alternatives, dispositifs, technologies, mesures règlementaires, etc.) et les manières dont les différents groupes sociaux les appréhendent. Quand on prend le temps d’écouter des personnes différentes par l’âge, le genre, le niveau de revenu, etc., on s’aperçoit que dans l’ensemble, elles ne suivent plus le train de l’écologie. Et si elles ne le suivent plus, c’est parce que, dans le monde social tel qu’il fonctionne, en faire davantage n’est tout simplement pas possible pour certaines, et pas souhaitable pour d’autres.
En examinant patiemment ces positionnements ordinaires sur l’écologie, on comprend pourquoi l’écologie est trop souvent perçue comme «punitive». Elle ne l’est bien sûr pas en soi, mais elle le devient dès lors que rien ou si peu nous prépare à vivre écologiquement.
«L’écologie est trop souvent perçue comme « punitive ». Elle ne l’est bien sûr pas en soi, mais elle le devient dès lors que rien ou si peu nous prépare à vivre écologiquement.»
En l’état, les cadres fondamentaux de la vie sociale (l’école, le travail, le droit, la comptabilité publique, le foncier, l’administration publique, les moyens de production…) valorisent des manières d’être au monde et de faire société qui éloignent de l’écologie. C’est pour cela que la question environnementale n’est pas seulement une question sociale, mais qu’elle est surtout une question de pouvoir. Elle nous impose de prendre le pouvoir pour être en capacité de redéfinir tout autrement ces institutions du social, dans une perspective résolument écologique, démocratique et équitable. À défaut, nous resterons volontiers écolo, mais pas trop…
Une question de pouvoir, donc de lutte des classes…
Ces cadres de la vie sociale sont en effet le produit des rapports de force entre les groupes sociaux. On mesure ainsi à quel point les orientations tant réformatrices que non capitalistes se trouvent dans une impasse dès lors qu’elles échouent à renverser la table.
L’écologie réformatrice, celle du capitalisme vert et qui est la plus répandue socialement, entend impulser une transformation écologique de la société sans transformation sociale, c’est-à-dire sans toucher aux hiérarchies sociales. L’écologie non capitaliste, celle des ZAD, des utopies réelles et des alternatives, travaille à se défaire des logiques dominantes ; mais ce travail à temps plein ne laisse plus beaucoup d’énergie pour combattre cet ordre établi.
Pourriez-vous revenir à grands traits sur les différents groupes sociaux qui se font les défenseurs d’une écologie «réformatrice» ? Quels intérêts défendent-ils, quelles stratégies adoptent-ils ?
Cette écologie bourgeoise, celle des chiffres et des courbes, des seuls experts et gestionnaires, des imaginaires désirables et de l’idéologie de la «prise de conscience», des fresques du climat, du photovoltaïque, de la fiscalité verte ou encore de la conciliation de l’écologique et de l’économique, est élaborée avec le concours de protagonistes situés au carrefour de différentes fractions de la bourgeoisie.
J’en ai suivi un certain nombre depuis une vingtaine d’années en prenant au sérieux leur entreprise réformatrice. Celle-ci démarre d’ailleurs souvent avec une critique du capitalisme qui abime le vivant et ferait perdre le sens de la vie. Plutôt que de juger cette critique comme hypocrite et cynique, je me suis demandé pourquoi, alors qu’ils et elles se disent très conscient·es du désastre environnemental en cours, elles et ils n’en faisaient pas plus.
«L’écologie réformatrice, celle du capitalisme vert et qui est la plus répandue socialement, entend impulser une transformation écologique de la société sans toucher aux hiérarchies sociales»
Car s’ils et elles réaménagent en partie leurs vies professionnelles et personnelles, ils et elles ne quittent pas le monde de l’entreprise. Ils se repositionnent en son sein, travaillent en indépendants et cumulent les casquettes de consultant·es, formateur·rices, animateurs·rices, auteur·rices, journalistes… Elles et ils se mettent alors au service des nouvelles économies vertes du capitalisme : symbiotique, circulaire, collaborative, bleue, régénérative… Ce repositionnement active des dispositions à la modération, à la compensation et à la pondération. Modération parce que s’ils font un pas de côté, ils ne décrochent pas. Compensation parce que l’enjeu reste d’équilibrer éthique et rentabilité au travail. Pondération parce que ces compromis dans l’organisation de la vie professionnelle se retrouvent dans leur rapport à l’écologie, où ils cherchent à articuler les logiques capitalistiques avec les alternatives et critiques écologiques.
Cette articulation se fait en faveur des premières et au détriment des secondes, qui se retrouvent ainsi récupérées par le monde de l’entreprise. Si ces logiques de dilution sont bien connues, elles restent souvent imputées à une forme de magie sociale. Il apparaît en fait que la viscosité idéologique du «capitalisme» est favorisée par des pratiques et des positions sociales spécifiques, celles en l’occurrence des écologistes réformateurs. Le capitalisme vert n’est ainsi pas tant le produit de stratégies ou d’un intérêt calculé et bien compris, que de leurs inclinations à l’équilibre et au « juste milieu » dont je me suis aperçu qu’elles étaient favorisées par des socialisations au sein des classes dominantes.
La petite bourgeoisie culturelle est un groupe social tangent, qui semble traversé par des divisions entre sous-groupes. Certains sont tentés par l’écologie réformatrice, d’autres par l’écologie «non capitaliste». Comment et sur quoi se jouent ces écarts ?
Les rapports à l’écologie montrent clairement que le monde social est à double versant, l’un culturel et l’autre économique. En haut de l’espace social, là où les richesses culturelles et économiques abondent, l’écologie vient finalement consolider le bloc bourgeois, par-delà des différences de pratiques et d’opinions. Mais cette intégration idéologique s’érode aux marges des classes intermédiaires.
Sur les marges de la petite bourgeoisie culturelle, on observe un dégradé de positionnements qui partent d’une adhésion forte à l’écologie dominante et se terminent, parfois, au sein de l’écologie non capitaliste. Celles et ceux qui prennent ainsi leurs distances avec les logiques réformatrices sont davantage politisé·es et moins attaché.es aux sociabilités bourgeoises. L’écologie devient pour elles et eux un enjeu statutaire, un totem du «style de vie». Celui-ci se trouve réaménagé, mais un réaménagement qui cette fois est nettement structurel : déménagement, ample reconversion professionnelle, réorientation politique…
Assez visibles médiatiquement mais très minoritaires statistiquement, ces personnes préfigurent au sein même de nos «sociétés de marché» d’autres mondes à venir. Elles montrent par la pratique que l’emprise du capital sur nos vies n’est pas une fatalité. Elles signalent qu’on ne «bifurque» pas brusquement vers les alternatives mais qu’on les rejoint au terme de processus longs et lents de contre-socialisations.
Ce cheminement suppose, comme le montre Geneviève Pruvost, de se défaire de ses habitudes et routines, de sortir de sa zone de confort, de se détacher de ses repères et de transformer ses visions de ce qui compte dans la vie et de ce qu’est une vie réussie. Le travail est pensé tout autrement et de manière à réduire autant que faire se peut l’exploitation des forces reproductives «bon marché» (cheap) pour parler comme Jason Moore.
La petite bourgeoisie économique et le reste des classes moyennes semblent s’être totalement détournées de l’écologie de rupture, sinon de l’écologie tout court. Est-ce qu’on peut, temporairement du moins, les considérer comme «perdues pour la cause» ?
Sur les berges cette fois de la petite bourgeoisie économique, on observe non plus une distanciation mais bien un clivage. Pour les groupes misant sur le consumérisme pour gagner en reconnaissance, l’écologie est devenue un repoussoir. Précisons toutefois que ces franges de la population ne sont pas contre la question environnementale mais bien contre l’écologie telle qu’elle se déploie dans l’espace public.
Qu’elle soit réformatrice ou non capitaliste, l’écologie est associée à une remise en cause de leur manière d’être au monde, de se nourrir, de se divertir, mais aussi de se projeter dans l’avenir. C’est non seulement leur mode d’existence mais aussi et surtout leur mode de reproduction sociale (c’est-à-dire ce qu’ils et elles transmettent à leurs enfants) que, dans le monde tel qu’il est, l’écologie déstabilise. Et cette déstabilisation est jugée d’autant plus insupportable qu’elle est portée par des groupes sociaux éloignés d’eux et qui manifestent une certaine supériorité morale (laquelle peut être incarnée par les critiques médiatiques du barbecue ou du sapin de Noël exprimées ces dernières années par certaines figures de l’écologie). Donc tant que l’écologie continuera à les mépriser et que ne seront pas mis à leur portée des vecteurs de valorisation sociale conduisant vers des modes d’existence plus écologiques, oui, ils peuvent être considérés comme «perdus pour la cause».
Restent enfin les classes populaires, qui là encore entretiennent des rapports très divers à l’écologie…
Très divers mais en même temps très semblables ! Les classes populaires ont en commun d’être les laissées-pour-compte de l’écologie et cela devrait constituer le socle objectif d’une conscience environnementale de classe. Elles souffrent bien plus que les autres classes sociales des nuisances environnementales de toutes sortes. Et ces souffrances sont directement liées à l’inégale distribution des ressources pour faire face aux dégâts environnementaux (lieux de vie, pratiques assurantielles, accès aux soins, etc.). C’est un point essentiel à partir duquel il doit être possible d’élaborer des conceptions proprement populaires et solidaires de l’écologie. Mais c’est un point qui reste à la périphérie des offres écologistes contemporaines.
«Il ne faut plus tant chercher à être écologique ici et maintenant qu’œuvrer, ici et maintenant, à se donner collectivement les moyens d’être démocratiquement écologique demain»
Celles-ci viennent plutôt accentuer les tensions au sein des classes populaires où il est très compliqué de conjuguer richesses culturelles et économiques. Pour se placer socialement, les individus doivent donc souvent sacrifier l’une au détriment de l’autre. Au sein des strates ayant une certaine stabilité professionnelle et résidentielle, les positionnements sur l’enjeu écologique révèlent une concurrence entre deux modalités d’ascension sociale : l’une qui mise sur la culture et l’autre sur la réussite économique. Le pôle culturel de ces classes populaires stabilisées donne alors à voir un «écocitoyennisme du pauvre» où les difficultés et contraintes économiques peuvent être retraduites en vertu écologique : typiquement, faire des économies d’énergie pour des motifs économiques mais les présenter également comme un acte environnemental.
L’approche sociologique que vous adoptez met en lumière, avec des termes comme «enjeu statutaire» ou «stratégies de positionnement social», que chaque individu tend à penser l’écologie «depuis sa propre classe», et toujours dans une logique qu’on pourrait dire conservatrice : «valorisation» de son statut, ascension sociale, évitement du déclassement, etc. Or cela tend à figer les rapports de classe, chacun étant enclin à collaborer plutôt que de rompre avec l’ordre existant. Dès lors, l’enjeu principal d’une écologie de rupture est-il de convaincre certains groupes sociaux d’aller contre leurs intérêts immédiats, tout en révélant d’autres intérêts à long terme (préservation de la santé, des conditions de vie, mode de vie moins aliénant, utilité sociale et écologique du travail…) ?
Effectivement, il faut bâtir à court terme les conditions sociales d’une rupture écologique à moyen et long terme. Celles-ci ne sont pas réunies aujourd’hui. Notre organisation collective ne rend pas possible la généralisation de manières d’exister socialement qui soient écologiques. Plutôt que de se dire «on n’y arrive pas donc c’est utopique», comprenons qu’il faut d’abord se donner les moyens d’y arriver et que cela passe prioritairement par une modification en profondeur des structures de la société.
Les sciences sociales montrent depuis près de 150 ans que nos subjectivités, nos aspirations et nos ambitions, nos visions du monde, nos goûts et nos dégoûts, sont modelés par nos socialisations, c’est-à-dire par ce que nous vivons au sein de collectifs (familiaux, amicaux, professionnels, résidentiels, culturels, politiques…).
Ces socialisations impriment insensiblement mais durablement leurs marques sur nos manières d’être, de faire et de penser. Mon livre montre comment les instances de socialisation conventionnelles nous empêchent d’être pleinement écologiques. Pour reprendre votre question, elles façonnent des intérêts immédiats qui entrent en tension avec des intérêts à long terme qu’elles n’invitent d’ailleurs plus tellement à penser… Il faut ainsi déplacer le débat sur les «solutions» vers la lutte politique pour les définir. Il ne faut plus tant chercher à être écologique ici et maintenant qu’œuvrer, ici et maintenant, à se donner collectivement les moyens d’être démocratiquement écologique demain.
L’écologie politique semble peiner à progresser, à engranger des victoires. Est-ce que quelque chose nous manque ?
Ce qui me frappe depuis que j’enquête sur la galaxie écologiste, c’est sa méconnaissance des sciences du social. Les scientifiques, experts, journalistes, militants ou fonctionnaires qui prennent en charge ces questions sont plutôt issus des sciences biophysiques. Ils et elles ne sont pas familiers des connaissances scientifiques du monde social mais ont toujours un avis sur la manière dont fonctionne la société et ce qu’il faudrait faire pour la changer. Sauf que bien souvent, ils et elles la pensent à l’envers, faisant par exemple primer l’individuel sur le collectif et les idées sur les pratiques. Si quelque chose manque aujourd’hui aux forces écologistes, je dirais donc que c’est un peu d’estime pour les sciences sociales soucieuses de comprendre les rapports de domination qui charpentent nos sociétés.
Remettre à l’endroit ce qui est à l’envers dans les offres écologistes contemporaines, c’est notamment comprendre que ce ne sont pas les mentalités qu’il faut changer mais la matrice des relations sociales au sein desquelles ces mentalités se forment. C’est donner à l’écologie les moyens de déplacer la conflictualité politique du terrain culturel (migrants contre Français ; écolos cultivés contre pollueurs non cultivés) vers celui des classes sociales (ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas).
Prendre le pouvoir implique de se reposer sur un mouvement social puissant, qui part d’un «bloc social» composé de différentes classes qui se sont découvert un intérêt commun et adoptent une «stratégie» commune. Sur quels groupes sociaux peut-on miser pour former ce bloc social-écologique de rupture ?
Une transformation de nos organisations sociales pour les rendre pleinement écologiques passe par la construction politique d’alliances de classe. Il ressort de mes enquêtes que celles-ci pourraient associer la petite bourgeoisie culturelle et une large partie des groupes populaires.
En effet, c’est bien au sein de la petite bourgeoisie culturelle (et dans une mesure bien moindre mais pas nulle, au sein de la bourgeoisie culturelle) qu’un soutien à un programme social de rupture écologique est le plus probable.
«Ce ne sont pas les mentalités qu’il faut changer mais la matrice des relations sociales au sein desquelles ces mentalités se forment»
Les styles de vie et les visions du monde que l’on y rencontre constituent en effet un terreau fertile pour une telle perspective. Mais cela suppose au préalable un travail politique de terrain pour détourner cette petite bourgeoisie culturelle de l’écologie réformatrice et la réorienter vers ce que j’appelle une écologie transformatrice.
Et pour opérer cette réorientation, sans doute faut-il commencer par lui proposer d’autres manières de penser et de vivre l’écologie. Il peut notamment être stratégique de partir des expériences de l’écologie vécues par ces franges de la population qui se rendent bien compte qu’elles peinent à en faire plus pour le vivant. Cela peut aider à faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’une question de motivations, d’éthique, de courage, de mérite, d’ingéniosité ou de responsabilité, mais de logiques collectives et de batailles politiques.
Je me dis souvent que si toutes les énergies dépensées par ces personnes pour vivre plus sobrement étaient redirigées vers des organisations politiques de transformation sociale, le rapport de force prendrait probablement une tournure différente.
Et du côté des classes populaires, une condition préalable à toute politique environnementale me semble être d’œuvrer à résorber les fractures qui fragilisent ce groupe social. Or si en l’état l’écologie vient accentuer les conflits de respectabilité qui le fragmentent, elle pourrait aussi révéler tout ce que les différentes fractions des mondes populaires ont écologiquement en commun. À commencer, on l’a dit, par leur plus forte vulnérabilité environnementale, une vulnérabilité à double-face dans la mesure où elle est d’un côté la conséquence d’un démantèlement de l’État social et de l’autre liée aux ravages environnementaux d’un productivisme effréné. Dans les deux cas, il s’agit de satisfaire les intérêts de la classe possédante. Ce sont ces rapports de classe qui doivent être révélés.
Les écolos «radicaux» sont généralement issus de la petite bourgeoisie culturelle. Que devraient-ils comprendre et changer pour créer un terrain d’entente, dans tous les sens du terme, avec les classes populaires ?
Pour qu’il n’y ait pas de malentendus, je tiens à dire combien je respecte ces «écolos radicaux». En militant contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, j’ai pu mesurer à quel point leur rôle a été décisif dans cette grande victoire de l’écologie. Que ce soient les expérimentations alternatives ou les offensives contre des infrastructures écocidaires, ce qu’ils et elles parviennent à réaliser est considérable. Maintenant, comme vous le signaliez, ces dynamiques peinent à faire le poids face à l’appareil d’État et à l’inertie du monde social dont il est le garant.
Ces organisations doivent donc continuer à mener un travail de terrain, dans les quartiers comme dans les campagnes, dans les villes moyennes comme dans le périurbain, pour «élargir la base». Les conflits autour des mégabassines ou de l’A69 sont à chaque fois des moments forts de politisation qui amènent à réfléchir et à échanger sur l’écologie. Les activistes ont bien compris que le succès de ces mobilisations reposait sur leur capacité à devenir populaires, c’est-à-dire à gagner localement le soutien de vastes pans de la population. Il convient de renforcer ces ramifications territoriales qui se construisent et se déploient à la faveur de ces contestations.
L’enjeu est alors de ne pas paraître méprisant aux yeux de celles et ceux qui estiment ces infrastructures nécessaires pour, bien souvent, améliorer leurs conditions matérielles d’existence. Et pour cela, sans doute faut-il parvenir à bien mettre en avant que ces projets écocidaires vont en fait à l’encontre des intérêts sociaux d’une grande partie de celles et ceux qui peuvent pourtant les soutenir. Montrer avec insistance que ces projets sont ceux des «grands pollueurs» et des «grands patrons» qui piétinent le sort écologique des «petites gens».
À défaut, ces luttes peuvent aussi alimenter la rhétorique de l’écologie «punitive» et contribuer au clivage entre un pôle culturel des classes populaires susceptible de soutenir ces combats et un pôle économique qui les rejette fermement. Comme nous l’avons expliqué, il est peu probable que ce dernier en vienne à adhérer aux Soulèvements de la terre, mais on peut travailler à ce que ses membres ne perçoivent pas les «écolos radicaux» comme des ennemis.
On voit aussi dans votre travail que le versant «économique» des classes sociales populaires et moyennes se représente la réussite sociale dans des critères largement rattachés au consumérisme. Est-ce à cela qu’il faudrait s’attaquer pour tenter de réduire leur adhésion à un système intrinsèquement anti-écologique ?
Le consumérisme étant l’autre face du productivisme, c’est clairement une cible. Mais comment s’attaquer à ces élans consuméristes sans disqualifier celles et ceux qui ne jurent que sur la consommation pour se valoriser socialement ?
J’entrevois deux pistes qui ne sont sans doute pas suffisantes mais qui me paraissent incontournables. La première consiste à ouvrir d’autres voies de valorisation sociale au sein de ces groupes sociaux acquis au consumérisme, et notamment des voies scolaires et culturelles. Ces franges de la population vont en effet chercher dans la consommation une reconnaissance et une fierté qu’elles n’obtiennent pas ailleurs, ni à l’école, ni sur les scènes culturelles, ni même au travail.
«Quand vous entendez Marie Toussaint lancer la campagne d’EELV pour les élections européennes sous l’angle de la « douceur » et du « vivant », vous vous demandez dans quel monde ces gens-là vivent…»
La seconde piste vise à agir non pas tant sur la consommation que sur la production et la distribution. J’ai ici en tête l’exemple de la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) qui permet non seulement de démocratiser une alternative, c’est à dire de l’étendre socialement, ici en rendant accessible à toutes et tous une alimentation saine et non capitaliste ; mais qui peut aussi engendrer d’autres rapports aux marchandises et aux besoins.
Qui décide de ce que l’on produit et comment ? Les Amap et autres réseaux alternatifs de producteurs locaux ont initié cette réarticulation de la production et de la consommation. Mais on constate à nouveau que les classes populaires sont largement tenues à distance de ces initiatives. La démocratisation de la production devrait faire l’objet d’un projet politique dont on peut penser qu’il pourrait affaiblir l’emprise du consumérisme dans nos sociétés.
Lutter au niveau des imaginaires et des représentations conduit trop souvent à des visions anti-populaires, anti-sociales, comme le dégoût du consumérisme des «pauvres», le néomalthusianisme, etc., pour ce qui est de l’écologie. Le mouvement écologique fait-il encore preuve d’une trop grande «violence symbolique» à l’égard des classes populaires ?
Malheureusement, oui. Et si l’expression d’écologie populaire a le vent médiatique en poupe depuis le mouvement des Gilets jaunes, il est déplorable de constater qu’il s’agit en fait bien souvent de montrer que les classes populaires sont capables de jardiner, de réparer, de composter, et finalement d’adopter des pratiques dont le blason a été redoré par l’écologie bourgeoise…
Cet exemple montre qu’un premier problème vient du fait que ces conceptions et récits de l’écologie sont édictés du haut de l’espace social. Les dominés n’ont pas droit au chapitre vert. Et donc ils ne se reconnaissent pas dans ces pensées et imaginaires. Ceux-ci ne reprennent pas leurs codes culturels et ne font pas écho à leurs conditions d’existence. Ils apparaissent bien souvent hors-sol. Quand vous entendez Marie Toussaint lancer la campagne d’EELV pour les élections européennes sous l’angle de la «douceur» et du «vivant», vous vous demandez dans quel monde ces gens-là vivent… Une campagne dans laquelle on a pu retrouver l’influence du philosophe Bruno Latour qui aimait dire que «les idées mènent le monde».
C’est là un second problème : la croyance forte au sein du mouvement écologiste dans le pouvoir autonome des idées. Or là encore, les sciences sociales montrent depuis plus d’un siècle que derrière l’écho favorable qu’une idée peut rencontrer chez des personnes, on constate surtout une forte proximité sociale entre le locuteur·rice de cette idée et celui ou celle qui la reçoit et y souscrit. D’une certaine façon, qui se ressemble s’assemble. Si bien qu’une écologie populaire ne peut être portée que depuis des groupes dominés et contre l’écologie dominante qui est l’écologie du capital.