4 juillet 2024

Geoffrey Dorne : Un record d’affiches depuis Mai 68 !


Geoffrey Dorne est designer graphique indépendant, et auteur de plusieurs ouvrages dont Hacker Protester (Éditions HCKR, 2020). Il est le co-créateur du site web 24×36.art, qui réunit des centaines d’affiches pour le Nouveau front populaire. Geoffrey intégrera l’équipe de Fracas en tant que chroniqueur à la rentrée.

D’où vous est venue l’idée de concevoir ce site internet ?

C’est un peu une tradition dans le milieu du design de faire des affiches en temps de mobilisations sociales. Il y a toujours eu dans l’histoire du graphisme français des graphistes, des designers, des illustrateurs qui se sont réunis pour faire des visuels ensemble, comme pour la loi Hadopi en 2009. Plus récemment, j’ai réalisé des affiches pour mon site, lors des mouvements agricoles, des manifestations contre la réforme des retraites, etc… Donc quand on s’est retrouvé avec Mathias [Rabiot], on s’est demandé ce qu’on pouvait faire pour rendre cette tradition graphique davantage populaire.

Quand j’ai eu Mathias au téléphone, on n’avait pas encore l’idée précise. Il m’a appelé pour me parler du Nouveau front populaire, qu’on devrait essayer de faire quelque chose pour aider à rassembler les initiatives qui foisonnaient partout. Mathias est designer graphique et responsable de l’agence Graphéine. Il a ce savoir-faire des images. Moi, à côté du design, je fais aussi du développement, du code informatique. On s’est donc dit qu’on pouvait faire un site web, inviter les gens à créer et nous envoyer des affiches, puis à nous de les partager ensuite sur le site. J’ai fait une maquette graphique, il a ajusté, modifié. Après, j’ai tout codé rapidement. On a sorti le projet dans la foulée, dans les quelques heures qui ont suivi.

« Le projet nous a rapidement échappé : tout à coup, c’était plus seulement notre projet, mais celui de plein de gens »

Et quels ont été les premiers retours ?

Les plus beaux retours, c’était justement ces visuels amateurs ou professionnels qu’on a reçus par milliers ! On a eu beaucoup de retours très enthousiasmants aussi nous disant combien ils et elles appréciaient voir des visuels positifs, engageants, drôles, ce qui n’est pas souvent le cas des visuels en politique. Et puis on a reçu beaucoup de messages de remerciements pour avoir créé cette plateforme et visibiliser le travail d’artistes pas toujours connu·es. 

C’est un vrai succès au sens où le projet nous a rapidement échappé : tout à coup, c’était plus seulement notre projet, mais celui de plein de gens. Il faut toujours se rappeler que l’affiche, elle finit par appartenir à tout le monde, et que chacun·e y voit ce qu’il ou elle veut y voir. Tout le monde s‘en fiche au fond de savoir qui est derrière le projet et c’est très bien comme ça. 

Comment les affiches ont-elles été réappropriées depuis ?

Les affiches du site, je les ai retrouvées en manifestations, dans des collages, sur des tote-bag, etc. On n’avait pas du tout imaginé ça. À Rennes, il y a eu des affiches qui ont été repeintes à la main, sur des grandes affiches qui ont été mises dans des panneaux d’abribus ouverts de force. J’ai trouvé ça assez amusant déjà parce que c’est illégal, et parce qu’il faut quand même avoir l’énergie de prendre un grand format, d’aller chercher de la peinture, d’imprimer l’affiche en petit pour la repeindre en grand, prendre le risque de se faire attraper, se bouger le soir ou le matin très tôt, la prendre en photo, la diffuser…  

Il y a aussi des gens qui ont mis des visuels sur un char lors d’une manifestation. J’ai aussi reçu des photos de quelqu’un en Alsace qui a collé sur un mur dans un village sept mètres carré d’affiches A4. Il a couvert un grand mur entier, sans demander l’autorisation de la mairie, en créant en fait une espèce d’exposition temporaire.

Comment êtes-vous parvenus à démocratiser au maximum ces affiches ? 

On n’avait pas de public précis en tête, mais on a déjà tenu à rendre les affiches libres de droits, par exemple, pour faciliter l’accès et la diffusion. L’autre enjeu, c’est que si les gens n’ont pas les codes d’un projet de design, des codes esthétiques ou des codes intellectuels, ce projet ne peut pas être accessible. On a donc dû faire des choix de codes graphiques, de couleurs, de typographies, et d’illustrations qui soient engageants pour un maximum de personnes.

Le but, c’était vraiment de rassembler, et de permettre à chacun·e de propager des imaginaires positifs et joyeux. En ce moment, la peur que l’extrême droite passe nous entoure d’imaginaires très angoissants, effrayants. On s’est dit que ce serait bien de faire des imaginaires qui fassent rêver, et pas peur. On est habitué·es aux affiches politiques classiques qui sont parfois très marketing, publicitaires. Il y a aussi déjà beaucoup de visuels qui sont faits pour critiquer, pour insulter, pour se moquer. Ici, c’est la fête aux jeux de mots, à la couleur…

Avec ce projet, on a voulu mettre en avant le potentiel populaire du graphisme. Le graphisme est parfois très pointu et vise des gens déjà très engagés politiquement. Là on a voulait toucher tout le monde, même nos parents, nos grands-parents et aussi les plus jeunes. C’est ça le Front populaire !

« L’union des partis de gauche sous la bannière du Front populaire a provoqué un grand effet de surprise, et pour beaucoup qui espéraient secrètement que ça arrive, une motivation très forte à se mobiliser. »

A posteriori, vous diriez que l’urgence du moment a été un obstacle ou un moteur pour la mobilisation sur le site ?

Quand on a des contraintes de temps, c’est maintenant ou jamais. Les gens se lancent et se mobilisent plus facilement. Là, c’est un peu quitte ou double, donc forcément ça a produit cet engouement très rapide et très vivant. L’union des partis de gauche sous la bannière du Front populaire a provoqué un grand effet de surprise, et pour beaucoup qui espéraient secrètement que ça arrive, une motivation très forte à se mobiliser. 

En cas de blocage institutionnel ou de victoire du RN aux législatives le 7 juillet, comment envisagez-vous la suite ?

On est vraiment dans le flou. On ne sait pas exactement si on va à nouveau proposer aux gens de faire des affiches, ou si on va arrêter là et proposer autre chose. Ce qui est sûr, c’est qu’on racontera un jour  ce passage historique et faire une édition qui mettrait en avant les milliers de visuels qu’on a reçus, et qu’on a pas pu tous publier. Un historien nous a contactés pour nous dire que c’était rare d’avoir une base de données aussi grande, et que le dernier exemple majeur en date, c’était Mai 68 ! Avec l’intégralité des visuels, on pourrait créer un véritable fonds sociologique, ethnographique. Mais bon, on en n’est pas encore là…

Crédits photo : capture d’écran du site 24×36.art

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