4 juillet 2024

« 10 millions de racistes », et après

Il y a comme une petite musique qui monte à gauche : les électeurs du Rassemblement National (RN) seraient « tous des racistes ». « 10 millions de fachos! », « si tu votes RN c’est que t’es un peu raciste », etc. On repère quelques équations posées à la truelle : RN = facho = prolo = campagnes. Voire « plus t’es con, plus tu votes RN », sondages à l’appui

L’économiste Thomas Porcher débriefe la séquence électorale : « Soit ils n’ont rien compris, soit ils sont racistes. » Sur Arrêt sur images, Daniel Schneidermann assume même que « ça fait étrangement du bien » de pouvoir dire que « ces dix millions de voix sont, pour beaucoup d’entre elles, des voix de racistes ». Le ton est parfois même accusatoire à l’encontre des modérateurs improvisés – expliquer le racisme, c’est déjà l’excuser un peu. Manuel Valls appréciera.

Ce type de commentaires constelle les réseaux sociaux depuis quelques jours. Céder à cette tendance nous paraît, à Fracas, extrêmement dangereux. L’extrême droite en profite d’ailleurs pour faire son beurre en renvoyant la gauche au mépris de classe et au déni de démocratie. Bref, comme le seul et l’unique porte-voix du peuple et des « vrais » Français.

La décomplexion du discours raciste

Oui, ces élections marquent bel et bien une évolution dans le discours raciste. Nombreux sont les élus qui témoignent de la « libération de la parole raciste » sur le terrain : injures, prises à partie, voire agressions physiques. Dans certains territoires où le RN est devenu hégémonique, « la honte a changé de camp », et nombre d’électeurs de gauche taisent leur vote, de peur d’être ostracisés. Une récente étude de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), une institution publique rattachée au bureau du Premier ministre, fait l’effet d’une douche glacée. 

On y apprend que : 

  • 55% des électeurs RN se considèrent « un peu » ou « plutôt racistes ».
  • 51% disent ne pas considérer vraiment ou pas du tout les musulmans comme des Français comme les autres.

On pourrait bien sûr aller dans la complexité de ces chiffres et de ce qu’ils disent, ou rappeler les responsabilités partagées de la gauche et de la droite qui nous ont mené droit dans cette galère. Mais c’est plutôt les réactions à cette réalité nouvelle qui nous préoccupent ici. Réactions de dégoût et de rejet qui nous traversent également mais que l’on ne peut encourager.

Posons-nous cette question : veut-on, au nom de critères essentiellement moraux (oui, le racisme, c’est mal), abandonner le combat pour faire triompher notre vision de la société ? Posons-nous encore cette question : pour celles et ceux d’entre nous qui ne sont pas racisés et n’ont pas à vivre le racisme dans leur chair, n’y a-t-il pas un certain confort à abandonner le combat auprès d’une catégorie sociale qui « nous résiste » alors qu’elle devrait, pensons-nous, nous « tomber dans les bras » ? 

1. L’impasse de l’essentialisation

Cette petite musique qui monte risque de nous conduire tout droit à l’essentialisation, en postulant finalement qu’on vote RN parce qu’on est raciste, qu’on est raciste parce qu’on vote RN, et tout est bien ordonné ainsi. Pourtant, si le racisme est bel et bien devenu structurant dans ce choix électoral, cela ne répond pas à une question : d’où vient-il ? Parce qu’à moins de penser qu’on naît raciste, il a bien fallu le devenir. 

De « tu es raciste » à « tu es un raciste », il n’y a qu’un pas qu’on se garderait bien de franchir. La naturalisation du social (il y a des gens racistes et c’est comme ça) est l’apanage de la droite, pas de la gauche. Il n’y a pas de fatalité au racisme, ni au vote conservateur ou réactionnaire. Penser le contraire, ce serait se condamner à renoncer à une partie du peuple, et fracturer en deux les classes populaires (le bon et le mauvais peuple). Et si l’on renonce à réaliser l’unité des classes populaires et de certaines fractions des classes moyennes au sein d’un projet de transformation de la société, avec qui gagnera-t-on alors ? 

2. Les mêmes causes produisent les mêmes effets

Céder à cette ritournelle, c’est aussi céder au refus de penser et renoncer à identifier les causes du racisme. Et on ne fait pas disparaître la mauvaise herbe sans en arracher les racines. Mais l’enchevêtrement de causes est infiniment complexe, et demande de l’ouverture à d’autres réalités sociales et une patience à toute épreuve devant des propos et des positions politiques qui confinent parfois à l’intolérable. 

A ce sujet, on ne peut que recommander le remarquable entretien donné par les sociologues Félicien Faury et Benoît Coquard à Mediapart. Et de prolonger cette lecture par leurs excellents ouvrages respectifs : Des électeurs ordinaires (Seuil, 2024), et Ceux qui restent (La Découverte, 2019). 

Morceaux choisis :

« Il ne s’agit pas tant de liens faibles que d’un resserrement de la conscience collective sur un petit nombre de personnes homogènes dans leur vision du monde et qui pensent aussi pouvoir s’entraider. Cette observation ethnographique corrobore de grandes enquêtes sociologiques menées à l’échelle européenne. Celles-ci établissent une corrélation entre le fait de ne faire confiance qu’à un petit nombre de personnes et le vote pour l’extrême droite. » (Coquard)

« On pourrait avoir tendance à penser que c’est le défaut d’institutions et de « social » qui amène les gens à se replier et à devenir racistes. Or, c’est triste à dire, mais le racisme, c’est aussi du lien social. » (Faury)

« Quand toutes vos ressources sont locales, (…) on est alors beaucoup plus exposé à l’idée de l’extrême droite selon laquelle il faut faire passer les gens exactement comme soi avant, sinon on ne s’en sortira pas. (…) Il y a comme un « salaire psychologique minimum », un capital minimal procuré par le fait de savoir que tu as toujours quelqu’un en dessous de toi. Le RN arrive à mettre ça en place localement. » (Coquard)

Bref, le racisme tient bien souvent d’une racialisation de problèmes sociaux. Certains types de liens, tissés au cœur de certaines réalités sociales, nourrissent le racisme. Les identifier, promouvoir une société qui produisent d’autres types de lien, voilà à quoi nous devons nous atteler, plutôt que de vomir ceux d’en bas qui vomissent ceux d’encore plus bas.

3. Faire l’économie d’une remise en question

Céder à cette musique peut, enfin, nous dispenser de toute remise en question. On peut se laisser aller à penser que rien n’est de notre faute ; se conforter dans l’idée qu’aucun aggiornamento stratégique n’est nécessaire. Certes, ce n’est pas (encore) le moment de commencer à tirer des leçons de nos échecs, mais ce moment risque de venir bien vite. 

Parmi les points qui ne manqueront pas de faire débat : un manque de présence criant sur le terrain. Comment faire les bons diagnostics politiques quand nombre de militants de toutes sortes sont confinés dans les villes, et encore plus à Paris ? Comment ne pas en venir à prendre le reflet pour la chose elle-même ? On finit par prendre pour vrais des énoncés qui mériteraient qu’on s’en défient un peu plus – comme le supposé « sentiment abandon » des classes rurales, qui est particulièrement ambigu.

Par ailleurs, énoncer son programme et défendre ses idées à distance reste largement inefficace : il faut des relais dans le tissu social. C’est parce que des idées commencent à être relayées et débattues autour de nous qu’elles deviennent dignes d’être entendues, envisageables, crédibles.

Ainsi que le résume Félicien Faury : « Ce qui m’a frappé dans les espaces sociaux sur lesquels j’ai enquêté, c’est que les discours qui circulent, cadrés en faveur du RN, ne sont jamais contredits. Il n’y a jamais aucune sanction sociale face aux propos négatifs sur, par exemple, les “assistés” ou les “immigrés”. Il faudrait parvenir à diffuser des contre-discours, pour éviter ces effets de consensus autour de thématiques favorables à l’extrême droite. »

En guise de conclusion : certes, on peut se faire « du bien » en traitant 10 millions de Français de tas de racistes. Mais ce faisant, on s’inflige un plus grand mal encore. 

Crédits photo : Unplash


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