2 juin 2025

Tuer pour vivre : notre condition terrestre

Reconsidérer notre relation à la chasse conduit à remettre au centre une question souvent occultée en écologie : le rapport à la mise à mort d’autres espèces. Ce qui interroge notre relation à notre propre finitude, dont certaines pensées de l’écologie font le moteur de la condition terrestre. 

Cet article de Youness Bousenna est issu du numéro 3 de Fracas. Illustrations : Ben O’Neil.


Les livres sont parfois signifiants par ce qu’ils ne contiennent pas. Ainsi du Dictionnaire critique de l’anthropocène (CNRS Éditions, 2020), somme de référence pour qui veut se renseigner sur les enjeux écologiques, mais ne comporte aucune notice sur la mort. Le pavé dispose tout de même d’une entrée « Finitude », laquelle évacue en quelques lignes la question mortelle, pour se focaliser sur « l’espace fini et limité de la surface terrestre ». Comme si, en écologie, on réfléchissait à toutes les fins – du capitalisme, de la Terre, de l’humanité – mais jamais à celle qui concerne chacun : la mort.

Ce constat a aussi marqué l’essayiste et traducteur Pierre Madelin, auteur d’une des rares réflexions d’écologie abordant frontalement le sujet. La Terre, les corps, la mort. Essai sur la condition terrestre (Dehors, 2022) s’ouvrait sur ce paradoxe : la question de la mort est « rarement abordée dans la pensée écologiste », alors même que son lexique est saturé de termes renvoyant à l’extinction, à la disparition, aux dévastations.

Cet « angle mort » dépasse la seule écologie. Jean-Pierre Luzi en fait même l’un des principaux traits de la modernité industrielle. Là est le point de départ de son essai Au rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture moderne, de Descartes au transhumanisme (La Lenteur, 2019). « La société industrielle est structurée par un double déni de la mort : le fait que tous les êtres sont amenés à mourir, et que tout vivant est amené à tuer pour vivre », explique le maître de conférences en économie à l’université Bretagne Sud.

Cette disparition de la mort a stupéfié plusieurs penseurs. Dans ses Essais sur l’histoire de la mort en Occident (1975), l’historien Philippe Ariès retraçait une longue trajectoire où la mort, de familière et apprivoisée, serait devenue « sauvage » à partir du XVIIIᵉ siècle. Celle-ci s’est trouvée évincée de notre société : les cimetières et les abattoirs ont été éloignés du centre des villes, tout comme les institutions de la marge – Ehpad, asiles, hôpitaux. Le signe que la mort serait devenue un « objet de répulsion », écrivait le sociologue Norbert Elias dans La Solitude des mourants (1987). Jusqu’à remplacer le sexe comme tabou suprême de nos sociétés, affirmait même l’anthropologue Geoffrey Gorer dans un article célèbre, « La pornographie de la mort » (Encounter, 1955).

Cachez ces boucheries que je ne saurai voir

Le constat n’est pas neuf, donc, mais permet d’approfondir un point aveugle : la marginalité de la mort dans la pensée écologique hérite de cette éviction plus large, qui concerne toute la culture moderne. L’aversion de ce courant pour la chasse semble ainsi entretenir un lien avec cette répulsion tant avec la mort qu’avec la mise à mort. Tout comme les abattoirs, les fronts guerriers sont lointains et invisibles. « La puissance du monde occidental repose sur une division du travail et une domination militaire du monde, qui lui permet de donner la mort aux autres et à la nature pour pouvoir vivre », prolonge Jacques Luzi. « La société industrielle […], résolument nécrophobe dans ses principes, est devenue une société mortifère », résume dans Mort et Pouvoir (1978) Louis-Vincent Thomas, anthropologue méconnu sur lequel s’appuie Jacques Luzi.

Si la mort reste un thème marginal au sein de la pensée de l’écologie, deux traditions intellectuelles fort éloignées l’une de l’autre s’en sont emparé : l’une y arrive par l’esprit, l’autre via la matière. C’est depuis la cosmologie et l’Australie que la philosophe écoféministe Val Plumwood (1939-208) et l’anthropologue Deborah Bird Rose (1946-2018) ont reformulé la question de la mort. Et c’est depuis l’Europe et la pensée technocritique que des auteurs – dont Jacques Luzi hérite – s’attaquent à la dissimulation de la mort dans la société industrielle. Ainsi du penseur de la convivialité Ivan Illich (1926-2002), qui déployait une réflexion radicale dans Némésis Médicale. L’expropriation de la santé (1974), sur « la colonisation médicale de la vie quotidienne » et son caractère toxique. Pour ce prêtre et penseur, « l’appareil biomédical du système industriel ôte au citoyen tout pouvoir de maîtriser politiquement ce système » voué à « maintenir en état de fonctionnement l’homme usé par une production inhumaine », jusqu’à changer la conception de la mort. D’une part, cette médicalisation a mis fin à « l’ère de la mort naturelle » ; de l’autre, elle a pour effet psychologique de décupler l’angoisse de la mort, jusqu’à la rendre insupportable – Ivan Illich lui-même mourra d’un cancer qu’il refusera de faire soigner.

« Vivre réclame tuer »

Cette mort capturée par la puissance industrielle a aussi inspiré le penseur de l’autonomie politique Cornelius Castoriadis, ou encore l’écrivain Elias Canetti, auteur du célèbre essai Masse et puissance (1960), mais aussi du posthume Livre contre la mort. Au total, cette galaxie plus ou moins technocritique converge vers un constat : « La société industrielle est mue par une volonté de puissance qui a été, dès l’origine, pensée comme un moyen de se délivrer de tous les fardeaux de la condition humaine, dont le premier est la mort », résume Jacques Luzi, qui voit dans le mantra du transhumanisme « Tuer la mort » un aboutissement de cette logique. Pour cet universitaire, les « technologies d’éloignement de la mort » de nos vies modernes produisent un effet très concret sur l’aversion pour toutes les pratiques liées à la mort et à la mise à mort. « Plutôt que se considérer comme extérieur à la nature, l’enjeu actuel est de se réapproprier le rapport à la mort en acceptant non seulement l’idée de mourir, mais celle que vivre réclame de tuer », plaide ce membre du comité de rédaction de la revue Écologie & Politique.

Or, la tentation d’échapper à cette réalité constitue le travers philosophique de certains mouvements animalistes ou végans à ses yeux : « S’habiller sans animaux réclame de déforester pour créer des usines de vêtements synthétiques, et donc de tuer des animaux. La question n’est donc pas de tuer ou de ne pas tuer, mais comment on va tuer », estime Jacques Luzi, pour qui « on ne peut pas échapper à la condition terrestre ».

La condition terrestre, voilà justement le cœur de la réflexion de Pierre Madelin. Dans La Terre, les corps, la mort, il souligne un trait fondamental des grandes pensées philosophiques et spirituelles produites par l’Occident depuis l’Antiquité : « Celles-ci n’ont jamais cessé de considérer la Terre non comme un foyer mais, au contraire, comme le lieu de notre exil » parce que notre planète est justement assimilée au « lieu du vieillissement et de la mort ». Nous ne serions pas de ce monde, où nous ne faisons que passer pour une destination plus haute et inaccessible ici-bas. Cette idée traverse autant la philosophie de Platon que la théologie chrétienne ou la technoscience moderne. Et trouve un prolongement dans les desseins de colonisation du système solaire et du transhumanisme, deux fantasmes poursuivis par les mêmes acteurs, tels qu’Elon Musk ou Jeff Bezos.

Ce refoulement est au cœur de deux processus aux effets écocidaires majeurs : la quête d’un « triomphe sur la mort » a été centrale dans la genèse de l’anthropocentrisme occidental, qui rend possible un mépris pour le reste du vivant, tout en alimentant une « volonté de se libérer ou de « s’arracher » de notre condition terrestre », analyse Pierre Madelin, dont la réflexion assume une inspiration puisée chez Val Plumwood. La pensée de cette philosophe australienne s’appuie sur une expérience extrême, qui la conduira à la lisière de la mort.

En février 1985, alors qu’elle faisait du kayak dans un parc naturel, Val Plumwood est saisie par un crocodile qui lui fait subir trois rouleaux de la mort – une technique visant à tuer la proie bloquée dans sa mâchoire – avant de la relâcher, inexplicablement. Ce jour-là, elle ne fut pas un prédateur, mais une proie. Et cette expérience constituera un bouleversement cosmologique pour la philosophe. « L’œil du crocodile me fit plonger dans ce que je considère désormais comme un univers parallèle, régi par des règles entièrement différentes : l’univers héraclitéen où tout coule, où nous vivons la mort de l’autre et mourons sa vie », témoigne-t-elle dans l’essai Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie (Wildproject, 2021).

Existentialisme écologique

Cette proximité de la mort la conduit à remettre en cause les fondements éthiques de la modernité occidentale au profit d’un animisme philosophique. S’opposant au double dualisme (1) opposant l’humain à une nature réduite à une vision mécanique, et l’esprit à une matière dévalorisée, Val Plumwood repense notre situation depuis cette condition : « Nous sommes de la nourriture et nous nourrissons d’autres êtres à travers la mort. » Cette vision la conduit à rejeter le véganisme, qui perpétue un refus de s’inscrire dans la chaîne éternelle de la vie et de la mort, pour prôner un « animalisme écologique », où la mise à mort est réinsérée dans une relation d’empathie à l’animal – ce qui passe par un rejet de l’élevage industriel et une « réduction massive » de la consommation de viande, précise-t-elle.

C’est d’Australie, encore, que parvient une autre proposition philosophique pensée depuis notre condition mortelle : l’existentialisme écologique de Deborah Bird Rose. Cette anthropologue, qui côtoya Val Plumwood, partage un même constat. « La modernité est incapable d’offrir un récit sur la mort susceptible de célébrer la vie », écrit-elle dans Le Rêve du chien sauvage (La Découverte, 2020). Le contact avec les Aborigènes bouleversa son approche de l’écologie et de la vie. Deborah Bird Rose puise sa pensée dans la notion aborigène de pays, cette « unité spatiale » où se croisent les êtres vivants la partageant, dans laquelle elle voit la « matrice de tous les êtres ». Nous sommes insérés dans une seule et même communauté de vie où circulent la vie et la mort : en ingurgitant un animal, celui-ci « devient une partie de mon corps et me donne l’occasion de vivre un jour de plus. Et, tant que je vis, la conscience de sa mort et de son sang se perpétue dans le monde », souligne Deborah Bird Rose.

Dans la mise à mort, se joue une solidarité existentielle. « Cette intimité d’une intériorité interchangeable nourrit un genre particulier d’empathie fondé sur la reconnaissance tactile de notre parenté mammifère et sur notre condition commune de créatures nées pour mourir. Cette dépouille d’animal, ce pourrait être moi ; un jour, oui, j’en serai une à mon tour », écrit l’anthropologue. Cette articulation entre dette et empathie est au fondement de la proposition d’existentialisme écologique qu’elle formule, prolongeant le courant rattaché à Jean-Paul Sartre (1905-1980) pour le réenraciner dans la condition terrestre. Comme un moyen de rappeler que les idées s’incarnent dans des chairs, que ces chairs vivent en tuant, et que cette condition oblige à composer avec la mort.

Note de bas de page :

  1. Par dualisme, l’autrice n’entend pas nier la distinction des deux, mais exprimer la domination de l’un sur l’autre.

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