27 mars 2025

L’administration peut-elle entrer en résistance ?

Alors que nous nous dirigeons vers un abandon en rase campagne des engagements écologiques, l’administration doit-elle résister ? Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale à l’été dernier et la perspective d’une victoire du Rassemblement national, les appels de ce type se sont multipliés. Et si on les prenait un peu au sérieux ?


Suppression de l’Ademe, menaces sur l’Office français de la biodiversité (OFB), sabordage de l’Agence Bio. Mais aussi coupes budgétaires dans le soutien aux voitures électriques, la rénovation énergétique des bâtiments avec MaPrimeRénov’, ou encore le fonds vert des collectivités… Tout l’édifice sur lequel l’administration française fondait quelque espoir de « transition » écologique est en train de sombrer, tandis que Trump nous donne un aperçu de ce qui pourrait nous attendre. C’est l’heure du « grand renoncement » écologique, titre pudiquement Le Monde.

Yves Marignac, porte-parole de l’association Negawatt, déclare ainsi au « journal de référence » : « Nous sommes brutalement confrontés à un changement d’ère. Depuis des années, nous espérions pouvoir contribuer à aider les sociétés à aller vers un monde plus désirable. Aujourd’hui, nous devons entrer de façon urgente dans une résistance pour préserver les progrès déjà existants. » Alors que nous nous dirigeons vers un abandon en rase campagne des engagements écologiques, voire même un possible changement de régime, l’administration doit-elle « entrer en résistance » ?

Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale à l’été dernier et la perspective d’une victoire du Rassemblement national, les appels de ce type se sont multipliés. Et si on les prenait un peu au sérieux ? Quelles sont les marges de manœuvre des agents de la fonction publique ? De quels actes de résistances disposent-ils en cas de prise du pouvoir par un gouvernement d’extrême droite ? Sont-ils en mesure de faire dérailler tel projet ou telle politique écocidaire ?

Pour celles et ceux qui n’en peuvent plus d’avaler des couleuvres dans les institutions et les services publics, les collectivités territoriales et la haute administration, et qui veulent dès à présent participer à enrayer la pente fasciste dans laquelle un grand nombre de démocraties occidentales semblent engagées, plusieurs options existent. 

1. Déserter

C’est le choix éthique qu’ont fait de nombreux fonctionnaires, à l’image de Camille Chaize, la porte-parole du ministère de l’intérieur, qui vient de démissionner avant la parution de son livre dans lequel elle critique ouvertement le RN et le syndicat de police Alliance. « Je vais devoir démissionner, écrit-elle, si nous avons un gouvernement diamétralement opposé à mes valeurs et mes principes (…). L’extrême droite, ce sera sans moi. Je ne veux pas être là pour voir ça. »

Ou encore ce directeur d’administration centrale, cité par Mediapart, qui déclarait après l’adoption de la loi immigration : « Je n’ai pas eu besoin de réfléchir plus de trois secondes, je ne m’imagine ni contribuer à porter des politiques qui seraient celles du RN, ni travailler au quotidien avec des gens de ce parti. »

Évidemment, « désertion » ne peut pas être dénoncée sur le plan éthique : qui viendra sermonner quelqu’un qui refuse de collaborer plus longtemps à une administration en rupture totale avec ses valeurs ? On peut néanmoins en interroger l’efficacité politique. Un débat qui avait déjà traversé le camp écolo lors des appels à la désertion qui s’étaient multipliés, notamment depuis les bancs d’AgroParisTech en mai 2022. La volonté de déserter avait plutôt été accueillie avec bienveillance au sein de l’écologie, particulièrement par ses tendances libertaires. Elle renverrait à une histoire riche de l’insoumission au capitalisme, courant des fuites d’esclaves « marrons » aux communautés anarchistes, jusqu’à être présentée comme une authentique stratégie et le germe d’une contre-société.

Une option stratégique qui a aussi été critiquée, d’une part parce qu’elle appartiendrait généralement aux classes sociales qui peuvent se le permettre, d’autre part parce qu’elle reviendrait à abandonner les postes stratégiques au sein de l’État, où l’on trouvera toujours des remplaçants pour faire le sale boulot. 

L a désertion reste prisonnière d’un dilemme insoluble : s’il n’est plus possible de changer les choses de l’intérieur et qu’elle acte le refus de collaborer ou d’être un « faire valoir » dans le greenwashing ambiant, elle ne paraît viable que dans un contexte politique où l’État tolère à ses marges des contre-modèles de société. Ou, pour le dire avec les mots du penseur libertaire Élisée Reclus, qui s’en prenait à la fin du XIXe siècle à certaines colonies anarchistes gagnées par l’auto-célébration de leur marginalisation qui en venaient à délaisser la cause révolutionnaire : « on avait eu le ferme vouloir de transformer le monde, et tout bonnement on se transforme en simple épicier. »

Et qu’adviendra-t-il lorsque, purgé de toute résistance interne, l’État viendra chercher les déserteurs ?

2. Résister de l’intérieur

L’alternative serait donc de rester et tout faire pour freiner voire contrecarrer la dynamique fasciste et écocidaire (d’aucuns diraient carbofasciste). La désobéissance peut prendre une forme officielle, par le refus d’appliquer certaines politiques ou consignes et le faire officiellement vis-à-vis de l’administration, voire même publiquement.

C’est ce qu’ont fait les élus du Conseil départemental du Lot, qui avaient annoncé leur refus d’appliquer la réforme de l’aide personnalisée à l’autonomie (APA) telle que le prévoyait la loi immigration. Idem pour les 3 500 médecins qui s’étaient dit prêts à désobéir face à la suppression de l’aide médicale d’État (AME).

Mais résister de cette manière revient à s’exposer aux représailles : placardisation, limogeage voire poursuites judiciaires. Ayant tiré les leçons de l’échec de son premier mandat, le président américain Donald Trump a décidé de brutaliser son administration, appliquant la technique théorisée par Steve Bannon du « flood the zone », une déferlante de mesures qui laisse opposition et résistance KO, tout en commanditant Elon Musk pour dépecer l’Etat social – et pas que. Il bénéficie également de la tradition du « spoil system » qui offre à l’exécutif de nombreux moyens de mettre des fidèles aux postes clefs de l’administration. Sans compter sur la rhétorique terriblement efficace de l’ « État profond », qui permet de s’attaquer à l’administration si celle-ci traîne la patte en lui reprochant de se mettre en travers d’une soi-disant « volonté populaire » dont le chef d’État nouvellement élu serait le garant.  

Les tentatives de résister publiquement peuvent par ailleurs se heurter rapidement aux devoirs de réserve et de neutralité, à l’obligation de discrétion professionnelle et, dans certains cas, au secret professionnel. Autant de principes qui lient le fonctionnaire et dont le caractère assez flou peut tourner au bâillon contre toute dissidence.

Reste la possibilité d’agir dans l’ombre : freiner, entraver, détourner, bloquer… et prendre le risque de lancer l’alerte dès que possible. Le statut de lanceur d’alerte, régulièrement attaqué, fait d’ailleurs l’objet d’une protection particulière par le droit, récemment rappelée par le défenseur des droits dans un Guide du lanceur d’alerte, et prévoit des exceptions aux obligations de secret et de réserve.

Et au-delà, informer les groupes visés par des mesures iniques, nourrir la presse libre en renseignements de l’intérieur… les moyens ne manquent pas. C’est aussi ça, résister !

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