25 mars 2025

Sainte-Soline, deux ans après : panser les maux des luttes

Le 25 mars 2023 et la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline marque un moment où le mouvement pour la préservation de l’eau a été particulièrement massif et puissant. Mais lors duquel, aussi, un déferlement de violence s’est abattu sur les manifestant·es. La répression policière laisse des traces sur les corps comme dans les esprits. Les symptômes traumatiques, et plus largement la question du soin psycho-émotionnel, se font une place dans les espaces de lutte ; où se croisent approches cliniques et pratiques autonomes, brochures collectives et héritages féministes. 

Un article d’Isma Le Dantec issu du premier numéro de Fracas.


« Ce soir-là, les yeux sont cernés, les vêtements boueux, les esprits brumeux. Il est très clair que l’extrême violence déployée contre nous vise à instaurer un climat de terreur », se souvient Noëmie, 28 ans. « Je pleurais tout le temps, pour tout. Dans mes rêves, je pleurais non-stop aussi… Je me disais aussi qu’il fallait absolument que je me sorte de ça », confie Yaël. « La stratégie en face était vraiment une volonté de, j’sais pas si c’était une volonté de tuer, mais c’était vraiment de marquer l’esprit à vie, de traumatiser », partage à son tour Simon. Des bribes de témoignages qui laissent imaginer des soldats revenus du front avec un syndrome de stress post-traumatique pour bagage. Ces paroles ont pourtant été recueillies par le collectif du Loriot (1) après la manifestation du 25 mars 2023 à Sainte-Soline. Ce jour-là, la répression démesurée a donné lieu à plus de 200 blessés, dont certains sont restés plusieurs semaines entre la vie et la mort. 

« Les traits symptomatiques qu’on retrouve chez des blessés de manifs sont les mêmes que chez certains soldats de la Première Guerre mondiale », atteste le psychologue clinicien Thomas Cuvelier. Chez les personnes dont il recueille les mots, un symptôme est récurrent : « Tous ont eu la sensation qu’ils allaient mourir. » On parle alors de mort subjective. « Ce n’est pas la mort objective de l’organisme, puisque les fonctions physiologiques sont indemnes – dans le meilleur des cas. Mais il y a, chez pas mal de victimes, quelque chose de l’ordre du désir qui est gravement atteint, bloqué », détaille le psychologue.

« Une arme qui tape fort sans blesser »

Pour Thomas Cuvelier, un tournant dans la répression à l’encontre des manifestants s’opère au moment de la loi Travail, en 2016, « avec des niveaux de violence qui préfigurent celle déployée contre les Gilets jaunes ». « Vu comme certaines personnes se font démonter en manif, il doit bien y avoir des séquelles psychiques » est l’amère intuition qui amorce son travail de recherche sur la dimension traumatique des violences policières.

Pour d’autres observateurs de ces violences, le point de bascule se situe deux ans plus tôt, lorsqu’une grenade offensive lancée par un officier de gendarmerie ôte la vie à Rémi Fraisse, 21 ans, sur le barrage de Sivens. Dans un entretien mené par un étudiant en psychologie (2), Antoine dit avoir pensé immédiatement à ce drame à la vue de ses blessures, après qu’une grenade GLI-F4 a explosé à moins d’un mètre de lui. Il confie s’être « vu mourir », décrit les flash-back qui déferlent depuis dans sa tête dès qu’une détonation se fait entendre. Des réminiscences semblables aussi aux récits de cauchemars collectés par le compte X « Pavés de subconscient » pendant les Gilets jaunes, où s’entremêlent scènes vues ou vécues de nasses, de courses-poursuites et de passages à tabac, qui hantent les nuits des manifestants. 

« Un des effets pervers est que, comme ces armes ne sont pas censées tuer, elles débrident, augmentent paradoxalement la brutalité »

Des traumatismes macabres qui sont la conséquence de l’usage par les forces de l’ordre d’armes dites « non létales ». Pierre Richert, à qui l’on doit l’invention du flash-ball dans les années 1990, se félicitait alors d’avoir créé « une arme qui tape fort sans blesser ». Une conception qui, pour Thomas Cuvelier, révèle un déni à la fois matériel et discursif, qui dissocie la violence et son aspect potentiellement mortel. « Un des effets pervers est que, comme ces armes ne sont pas censées tuer, elles débrident, augmentent paradoxalement la brutalité », pointe-t-il. L’usage croissant, depuis une vingtaine d’années, de ces armes ne peut être imputé seulement à des avancées techniques, mais s’inscrit « dans la transformation néolibérale de la France, laquelle engendre une nouvelle forme d’État, plus autoritaire », complète Paul Rocher dans Gazer, mutiler, soumettre (La Fabrique, 2020). 

Brochures, débriefings et infirmerie psy

« La répression est de plus en plus forte. Nos mouvements doivent s’organiser en conséquence s’ils ne veulent pas mourir face à elle », estime Claire, qui faisait partie de l’équipe soin à Sainte-Soline en octobre 2022 et mars 2023. Si la nécessité de prendre au sérieux les conséquences psycho-émotionnelles de la répression est entrée dans les mœurs militantes, les méthodes pour s’en emparer font, elles, l’objet de nombreux débats. Dans un entretien réalisé par l’association Organisez-vous ! (3), le collectif international Soutien et rétablissement regrette que « le soin ne soit jamais une priorité », parce que « ce n’est pas rentable, ni performatif ». Une manière de souligner la persistance du culte de l’action héroïque et sacrificielle chez les militants radicaux. Une fascination qu’il s’agit de déconstruire, étape préalable à l’appropriation de savoirs jusqu’ici très cloisonnés à des milieux professionnels. 

« Un milieu militant sain devrait pouvoir reconnaître qu’il faut parfois passer le relais »

« À Sainte-Soline 1 (en octobre 2022, ndlr), on s’est sentis un peu débordés, ce qui a ouvert une discussion autour du soin dans l’organisation collective et permis de penser, plusieurs mois en amont, une vraie base arrière pour Sainte-Soline 2, avec une “legalteam”, un pôle handi-dévalidiste, une team anti-violences sexistes et sexuelles… » liste Claire. Côté soin psycho-émotionnel, elles et ils avaient imaginé un procédé en trois temps : tout d’abord, des brochures proposant un protocole concret pour se préparer au mieux avant une action, repérer les symptômes de traumatisme et savoir y réagir, etc. « Ça fonctionne assez bien, on prend le temps de les écrire à plusieurs sans être dans le jus de l’action, on ajuste au fil des expériences sans repartir de zéro », constate-t-elle, avant d’esquisser un bilan plus nuancé quant au reste du dispositif.

Les militants du pôle soin avaient ensuite imaginé un espace où les groupes affinitaires pourraient venir se reposer et discuter, avec des bénévoles présents pour inviter au débriefing. « C’est pas forcément compliqué, il s’agit de reconstruire un récit commun. L’idée est que le groupe soit un premier espace pour mettre des mots sur les choses sensibles et se sentir soutenu, afin qu’il n’y ait prise en charge que dans les cas les plus graves », développe Claire. Mais l’agencement du camp et l’impensable des événements ont rendu la méthode assez inopérante. 

Le troisième élément du dispositif était une infirmerie psy dédiée aux entretiens individuels pour les cas graves, qui a rapidement été submergée par l’affluence. « Heureusement qu’on avait travaillé pendant des mois avant, même si c’était dur, tout le monde est resté pour faire de son mieux, ne pas laisser la répression gagner sur ce terrain-là », se remémore Claire. Dimitri, qui prenait également part à l’équipe soin côté infirmerie psy, s’est lui aussi senti débordé face à ce que la répression a fait aux manifestants ce jour-là. « On a eu la bonne intuition de placer le point d’écoute psy à l’infirmerie. Ça permet d’épauler un peu les médics, premiers réceptacles des souffrances. J’ai pu y faire un long entretien, nous étions en train de nettoyer les jambes d’une personne, il y avait encore pas mal de sang. Il était question de prendre soin de lui mais on était pas dans du face-à-face, c’était très corporel, de la prise de soin au sens propre », témoigne-t-il. Dans les jours qui suivent, une ligne d’écoute a été proposée pour soutenir psychologiquement celles et ceux qui en éprouvaient le besoin. 

Soigner les murs avant les patients

« Le milieu militant ne veut pas forcément savoir qu’on ne peut pas « s’inventer psy ». Un milieu militant sain devrait pouvoir reconnaître qu’il faut parfois passer le relais », réagit Thomas Cuvelier. Pour lui, une piste serait de faire de la « psychologie de liaison ». « Ça existe dans les CHU, des secteurs aux urgences qui font le lien entre ceux qui arrivent avec une pathologie organique mais avec des symptômes qui relèvent aussi de la psychiatrie. Là c’est pareil, il pourrait y avoir des psychologues en lien avec les legalteams par exemple », esquisse-t-il. 

« On a tendance à pathologiser et à vouloir soigner toutes les émotions négatives, à les individualiser. Or, elles façonnent nos conditions collectives de militantisme. »

Une autre notion lui semble importante : celle de l’accueil. « Tu soignes les murs avant les patients. C’est pareil dans un milieu militant, si les gens ne se parlent pas, que tout tourne à l’implicite et à l’allégeance affective, c’est foutu. Il faut écouter, se demander sincèrement comment les gens vont, avoir des temps qui ne sont consacrés qu’à la parole et à la prise de température », estime-t-il. Des pratiques dans lesquelles se retrouvent divers collectifs, notamment Tendresse Rrradicale qui, en région parisienne, s’est donné pour mission d’accueillir les autres militant·es et collectifs rencontrant des difficultés. Leur idée, « créer des espaces de calme et de douceur au sein des révoltes ». Concrètement, des repas chauds gratuits en manif, des temps d’écoute, de pratiques artistiques, de l’accompagnement émotionnel. Chez Tendresse Rrradicale comme chez celles et ceux qui bénéficient de leurs soins, on retrouve principalement des femmes et des personnes queer. 

Déplacer les affects négatifs, de la marge au cœur des luttes

Un biais de genre qui ne surprend pas Léna Silberzahn, autrice d’une thèse intitulée « Penser la peur au temps des catastrophes : matériaux féministes pour une autodéfense affective ». Sa recherche l’amène à questionner la manière dont nous nous emparons des affects négatifs : « On a tendance à pathologiser et à vouloir soigner toutes les émotions négatives, à les individualiser. Or, elles façonnent nos conditions collectives de militantisme »

Elle constate que, si la reconnaissance d’une nature systémique des enjeux émotionnels se généralise dans les luttes écolo, sa prise en charge est souvent mise au second plan. « Sur les camps, il y a de plus en plus souvent une tente dédiée au soin, mais c’est un espace cloisonné et délégué à un collectif. » Là où, dans les luttes féministes et écoféministes, le soin et plus globalement les affects sont, en tant que tels, des objets politiques à endosser collectivement, un point de départ des luttes. La recette : « une triangulation parfaite entre action militante, théorisation et soin collectif ». Dans certaines assemblées, une pratique héritée de l’autodéfense féministe propose par exemple de renverser l’approche, en partant des peurs et traumas. Ou comment transformer certaines paralysies individuelles en puissance d’agir collective.


(1) Collectif du Loriot, Avoir 20 ans à Sainte Soline, éditions La Dispute, mars 2024.

(2) « Pour une clinique « impliquée » », revue Pratiques n° 84, janvier 2019.

(3) « Politiser le soutien émotionnel et psychologique : entretien avec Camille du réseau soutien et rétablissement », Organisez-vous !, juin 2022. 

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