Depuis quelques années, des syndicats du géant de la sidérurgie s’emparent de la question environnementale en la liant aux enjeux de sécurité, de santé, de sauvegarde de l’emploi. Des revendications de transition industrielle décarbonée auxquelles le groupe, l’un des premiers pollueurs de France et grand bénéficiaire d’investissements publics, reste sourd.
Un article de Sophie Boutière-Damahi issu du deuxième numéro de Fracas.
« Avant, les salariés se disaient sans problème qu’ils allaient mourir plus jeunes que les autres. Aujourd’hui, ils ne l’acceptent plus », constate Me Julie Andreu. Le 17 juin dernier, l’avocate marseillaise, spécialisée dans le droit environnemental, accompagne une poignée de travailleurs de l’usine ArcelorMittal de Fos-sur-Mer devant le Conseil de prud’hommes. La requête est portée au nom de 250 salariés et sous-traitants, avec le soutien de la CGT et de la CFDT. Leur demande : faire reconnaître un préjudice d’anxiété causé par leur employeur et leurs conditions de travail. En cause, les manquements du géant de l’aciérie pour protéger ses ouvriers de l’exposition à des produits toxiques, dont certains sont cancérogènes. « Les salariés estiment que compte tenu de l’importance de l’exposition et du délai de latence, ils ont un risque important de développer une maladie et veulent agir avant que cela ne leur arrive », explique l’avocate. Car c’est sur une véritable poudrière sanitaire que vivent les 300 000 habitants du bassin de l’étang de Berre, situé quelques kilomètres à l’ouest de Marseille.
Aux abords de la Camargue, la zone industrialo-portuaire (ZIP) de Fos-sur-Mer, aussi étendue que Paris intra-muros, accueille 200 usines, dont 23 classées Seveso. Chez les adultes qui habitent aux abords de la ZIP comme autour de l’étang de Berre, on observe deux fois plus de cancers, de diabètes et de cas asthmatiques que dans la moyenne française. Parmi ces infrastructures industrielles, le site d’ArcelorMittal emploie 2 500 des 40 000 salariés de la ZIP, tout en étant l’un des plus pollueurs. Rien qu’en 2022, selon un rapport interne divulgué par les médias d’investigation Marsactu et Disclose, le deuxième sidérurgiste mondial aurait dépassé les limites légales d’émissions de particules fines dans l’air pendant 240 jours sur son site fosséen, soit près des deux tiers de l’année.
Sur des kilomètres, les fumées noires chargées de produits toxiques sortent des torchères de l’usine et se répandent régulièrement dans l’air. En juin 2023, l’inspection du travail ordonnait la suspension temporaire de l’activité de l’aciérie en raison de l’exposition des travailleurs à des agents cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), un arrêté qui sera dans la foulée suspendu par le tribunal administratif de Marseille pour des raisons de procédure. S’imposant parmi les gros pollueurs en France, les deux grands sites d’ArcelorMittal à Fos-sur-Mer et Dunkerque concentreraient à eux seuls… 25 % des émissions industrielles de CO₂ sur le territoire métropolitain.
Objectif décarbonation
Et les salariés syndiqués, notamment à la CGT, de lier leurs conditions de travail à l’avenir industriel du groupe. Dans le Dunkerquois, le syndicat épingle un recul de la direction sur ses plans de décarbonation depuis l’été dernier, accusant un retard important pour tenir ses objectifs : « Ce qui se passe, c’est un scandale d’État, puisqu’ils touchent l’argent public. La dernière fois, Bruno Le Maire est venu à l’époque encore ministre de l’Économie, NDLR) et m’a affirmé : “Monsieur, on a sauvé la sidérurgie française, on est repartis pour 50 ans !”. Et puis six mois après, Arcelor nous annonce que les projets sont en standby », déplore Gaëtan Lecocq, secrétaire général de la CGT ArcelorMittal Dunkerque. Sur le site, 2 000 salariés sont déjà touchés par six jours de chômage partiel temporaire (jusqu’à fin 2024, tel qu’annoncé pour l’instant), le groupe sidérurgique mettant en avant des difficultés d’ordre concurrentiel et peinant à rester compétitif face à l’acier chinois. De quoi faire craindre aux salariés un Florange bis1. La CGT du Dunkerquois s’inquiète en effet de devoir subir une « année noire » pour l’emploi, et anticipe déjà l’instrumentalisation du plan décarbonation échafaudé par ArcelorMittal, qui pourrait servir d’écran de fumée pour réaliser des coupes dans ses effectifs français.
«Si on ne fait pas nos projets de décarbonation, en 2030, on est morts»
Au cœur du plan de relance France 2030, la décarbonation entend pourtant allier sauvegarde de l’emploi et transition écologique. Au total, l’État compte investir 5,6 milliards d’euros pour respecter l’engagement d’une réduction de 35 % des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur de l’industrie entre 2015 et 2030. Pour ce faire, le gouvernement a promis une enveloppe de 850 millions d’euros de subventions à ArcelorMittal pour ses sites de Dunkerque (Nord) et de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), et ce « malgré une stratégie de décarbonation imprécise et incomplète […] ainsi que de multiples infractions environnementales ayant des conséquences néfastes sur les populations riveraines des mines et sites sidérurgiques du groupe », s’inquiète un récent rapport de Réseau Action Climat.
Pour sauver le secteur, les syndicats se sont aussi saisis de la question de la décarbonation. Le 22 novembre 2019, la CGT d’ArcelorMittal réunissait 200 personnes au théâtre de Fos-sur-Mer à l’occasion d’un débat public sur les dégâts des émissions de carbone de l’usine. Répondent présent des militants écologistes locaux, des citoyens lambda, des médecins-experts… Alain Audier, figure de la CGT à Fos-sur-Mer, délégué CGT au CSE d’ArcelorMittal Méditerranée, se trouve aux premières loges de la réunion : « On souhaitait agir de l’intérieur et pousser vers l’extérieur. […] On a été contacté par des avocats de riverains concernés par la pollution, mais l’action judiciaire, pour nous, c’était le dernier recours. Par ailleurs, les actions et interventions des associations environnementales se multipliaient, on a compris qu’il se passait quelque chose à l’extérieur de l’usine. » Alors que de premières études font état de taux de cancers et maladies respiratoires deux fois supérieurs à la moyenne nationale dans le bassin de Fos-sur-Mer, la CGT de l’usine expose son « projet alternatif pour une usine éco-responsable », notamment le recyclage de ferraille de navires démantelés sur le port à proximité en coopération avec AscoMétal.

Le lendemain de la réunion, est fondé le Comité de surveillance de l’activité industrielle du golfe de Fos et son impact environnemental (CSAIGFIE). La CGT se taille une place privilégiée au sein de ses représentants, s’assurant 11 des 25 sièges du conseil d’administration aux côtés de sept élus, un médecin-expert, un citoyen, et cinq représentants d’associations 2. Plusieurs groupes de travail sont montés, notamment sur le transport : « Par exemple, on avait pensé que les conteneurs déchargés sur le port de Fos pouvaient être transportés sur des trains plutôt que des camions […], on s’était mis en relation avec les cheminots pour penser la question avec eux », illustre Alain Audier. Le Comité rencontre aussi l’agence régionale de santé (ARS) et se confronte au manque de transparence de l’impact sanitaire des industries du bassin, constatant notamment l’absence d’antenne de dépistage des maladies professionnelles pour le bassin de Fos.
Si le Comité est en sommeil depuis un an, son ex-président Alain Audier, désormais retraité, entend toujours trouver un successeur, bien que le climat actuel pousse davantage les salariés à porter des revendications urgentes, comme sur les salaires, alors qu’ArcelorMittal avance déjà des futures coupes dans les effectifs du site de Fos. Mais les syndicats ne se soucient pas uniquement de la santé des travailleurs et des salaires, ils poussent également en direction de la conversion écologique de l’appareil industriel… en vain.
À Dunkerque, faute de comité de surveillance des émissions, la CGT porte depuis 2010 un projet de filière de production d’hydrogène pour capter le CO₂ des hauts-fourneaux. Une proposition ignorée par la direction d’ArcelorMittal. Celle-ci préfère, selon le syndicat, capter une partie du CO₂ émis par ses usines pour l’utiliser ensuite, « en partenariat avec Total », l’enfouir en mer du Nord pour faciliter l’extraction pétrolière : « Est-ce cela qu’on appelle le développement durable ? », ironise la CGT dans son communiqué.
Réinvention syndicale
« Aujourd’hui, tout est bloqué. On a l’impression qu’on va droit dans le mur, si on ne fait pas nos projets de décarbonation, en 2030, on est morts », affirme Gaëtan Lecocq. Le syndicaliste pointe notamment la stratégie historique du groupe qui, selon lui, « tire les usines jusqu’au bout et laisse crever les sites », tout en redirigeant ses investissements à l’étranger, dans des pays comme le Brésil ou l’Inde. À Dunkerque, depuis le mois de juin, les salariés s’inquiètent de l’immobilisme de la direction dans ses projets de décarbonation. Parmi les projets en question, la mise en place de deux fours électriques, ou encore la rénovation du plus gros haut-fourneau d’Europe pour produire de l’« acier vert ». « J’ai interpellé le directeur d’établissement après un CSE, je lui ai demandé : “Mais vous allez faire quoi de ce pognon, si vous lancez pas les projets ?”. Il m’a répondu que si l’État finissait par leur demander de rembourser, alors ils rembourseraient », lâche le délégué CGT. Car, pour tenir l’objectif 2030, les projets devraient être amorcés avant 2026, ce qui semble loin d’être le cas, même si la direction d’ArcelorMittal assure que le plan de décarbonation n’est pas remis en cause.
«La seule volonté d’ArcelorMittal, c’est d’accaparer les aides de l’État. On a clairement l’impression d’un plan social déguisé.»
« Quand on rencontre les politiques et qu’on leur explique ce qu’il se passe, ils tombent de haut, parce qu’ils pensaient que les projets étaient déjà lancés », rapporte Gaëtan Lecocq. Si ces derniers tardent à se mettre en place à Dunkerque, site phare du plan macroniste, à Fos aussi, le processus patine. L’usine sidérurgique tourne désormais à 50 % de ses capacités de production. De quatre millions de tonnes d’acier, la production stagne aujourd’hui à deux millions, malgré l’inauguration fin septembre d’un nouveau four de poche permettant de multiplier par cinq la part d’acier recyclé dans l’acier fabriqué. Mais dans la foulée, la direction d’ArcelorMittal annonce une réduction d’emplois à venir de l’ordre de 10 % de ses effectifs. Les coupes dans les effectifs seront bien plus importantes, pronostique Alain Audier : « La seule volonté d’ArcelorMittal, c’est d’accaparer les aides de l’État. On a clairement l’impression d’un plan social déguisé. »

Timidement, les préoccupations écologiques deviennent un objectif de lutte des syndicats et s’hybrident avec d’autres inquiétudes, comme la santé au travail et la sauvegarde de l’emploi. Dans son ouvrage Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail, Paul Guillibert évoque l’exemple de l’usine sidérurgique de Tarente, dans le sud de l’Italie (Pouilles). Dans cette ville de 200 000 habitants, le groupe ILVA emploie plus de 10 000 salariés. Comme à Fos-sur-Mer, en plus du CO₂, les populations sont exposées aux pollutions toxiques et cancérogènes (dioxyde d’azote, dioxyde de soufre ou encore benzène). Dans les années 2000, de premières mobilisations s’organisent entre ouvriers syndiqués et organisations écologistes locales contre les pollutions industrielles. La lutte aboutit à la condamnation d’ILVA en 2012, jugée « coupable de catastrophe environnementale et de santé publique ». Un exemple du « syndicalisme communautaire », dont la caractéristique principale est d’émerger et de s’organiser localement, initiative qui est rarement appréciée par les confédérations nationales, en proie à l’inertie et au dogmatisme. Confrontés aux positions productivistes de la FIOM3 (4), plusieurs délégués ont par exemple été exclus après avoir dénoncé les crimes environnementaux de leur entreprise.
Ce syndicalisme « par la base » permet aussi de faire tomber les murs de l’usine, de nouer des alliances avec les habitants. Né de cette convergence à Tarente, le Comité de citoyen·nes et de travailleurs libres et réfléchis (Comitato Cittadini e Lavoratori Liberi e Pensanti CCLLP) intègre aussi des précaires, des étudiants, des intérimaires, des citoyens engagés et déploie un espace de connexion4 où s’organisent, toujours aujourd’hui dans la ville, les luttes communes entre écolos et travailleurs exposés aux risques sanitaires de l’aciérie.
Convergence des luttes
Retour à Fos-sur-Mer, d’où jaillissent des espoirs de développement d’un mouvement social semblable à celui des Italiens. « C’est un mouvement qui va faire des petits, s’enthousiasme Me Julie Andreu. Les salariés ont envie de faire bouger les choses et n’accepteront pas ce que leurs parents et grands-parents ont enduré. » En 2020, l’expérience de la raffinerie TotalEnergies de Grandpuits (Seine-et-Marne) avait déjà montré la voie. À l’époque, TotalEnergies annonce la fermeture des capacités de raffinage de Grandpuits pour les délocaliser et reconvertir le site en usine de production de biocarburants et de bioplastiques. La grève des travailleurs permet une première alliance des syndicats, notamment de la CGT, avec des ONG écologistes pour dénoncer le greenwashing de Total, alors que 700 emplois menacent d’être supprimés sous couvert de plan de reconversion écologique.
Problématique encore plus prégnante dans le bassin fosséen, alors que les recours en justice se multiplient. En 2019, un collectif de 14 riverains fosséens entamait une procédure au civil contre plusieurs industriels de la ZIP (ArcelorMittal, Esso, Kem One et DPF) pour « troubles anormaux du voisinage » causés par la pollution. Parmi les plaignants, Sylvie Anane réside à Fos-sur-mer. Depuis son jardin, les cuves de pétrole grignotent l’horizon. Et la Fosséenne de se demander si elles ne grignotent pas aussi sa santé : tumeur à l’ovaire, diabète, cancer de la thyroïde puis cancer du sein… À 57 ans, elle multiplie les comorbidités.
«C’est un mouvement qui va faire des petits. Les salariés ont envie de faire bouger les choses et n’accepteront pas ce que leurs parents et grands-parents ont enduré.»
Elle meurt en 2021 des suites de ses cancers et affections cardio-vasculaires. En juillet 2022, le tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence rend sa décision aux riverains plaignants. Selon les magistrats, le trouble existe et la causalité est à mi-mot avouée, avant d’être balayée par une sibylline double négation : « La qualité de l’air dans la région de Fos-sur-Mer est la conséquence de choix effectués au fil des années par les acteurs publics et privés. Il s’en déduit que les troubles dénoncés doivent être considérés comme ne présentant aucun caractère anormal. »
« Ils nous disent qu’en gros, c’est “acceptable” à Fos, alors que partout ailleurs ça ne le serait pas. Mais ici ça l’est, parce qu’il y a eu un choix étatique d’installer ces usines-là », avance Me Julie Andreu. En 2021, ArcelorMittal a été condamné à verser 30 000 euros à l’association France Nature Environnement (FNE) pour 36 infractions environnementales liées aux rejets polluants. À Dunkerque, le groupe est aussi responsable de pollutions des eaux dues à des dérives répétées de concentration en légionelle dans le réseau public.
Le coût social de l’impact sanitaire d’ArcelorMittal dans le Dunkerquois est ainsi estimé à 1,5 milliard d’euros par l’agence européenne pour l’environnement (AEE). Un ras-le-bol qui interroge le rôle des autorités : « ArcelorMittal connaît la loi, les règles, mais fait comme si de rien n’était. On a une impression de surpuissance de ce groupe. Et les autorités, à part de ponctuels arrêtés de mise en demeure, ne font pas grand-chose », ajoute l’avocate marseillaise qui dit se préparer à déposer une requête pour « carence fautive de l’État » contre le préfet des Bouches-du-Rhône.
Après plusieurs mois d’alerte, ArcelorMittal a confirmé, lundi 25 novembre, la fermeture de ses centres de services de Reims et de Denain. Au total,135 emplois sont concernés, dont ceux des équipes de Denain, encore mises à l’honneur cet été pour avoir fabriqué les anneaux olympiques accrochés sur la tour Eiffel. Comme sur le site de Dunkerque, les salariés du site étaient déjà confrontés au chômage partiel depuis deux ans.
Notes de bas de page
- Le 30 novembre 2012, après leur mise en sommeil pendant un an, la fermeture des hauts fourneaux d’ArcelorMittal à Florange (Moselle) conduit à la suppression de 629 emplois. ↩︎
- Le Mouvement national de lutte pour l’environnement (MNLE), l’Association de défense et de protection du littoral du golfe de Fos (ADPLGF), l’Association de Défense des Victimes des Maladies Professionnelles de l’Ouest de l’Etang de Berre (Adevimap), l’Institut Écocitoyen (association montée en 2010 par des citoyens pour analyser la teneur en particules ultra fines de l’air, une première en France) et Alternatiba. ↩︎
- La FIOM est la fédération de la métallurgie de la CGIL, la Confédération générale italienne du travail (une des plus importantes confédérations syndicales en Italie, fondée en 1944 et historiquement proche du Parti Communiste Italien). ↩︎
- Alberto De Nicola et Biago Quattrocchi, « Sindacalismo sociale, Lotte e invenzioni istituzionali nella crisi europea », Ed. Deriveapprodi, 2016. ↩︎