Ça y est, le pot aux roses a été découvert : l’objectif de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle, fixé lors de l’accord de Paris sur le climat en 2015, «n’est désormais plus atteignable». C’est le constat dressé par un groupe de scientifiques français de renom, dont plusieurs anciens rédacteurs du Giec. La nouvelle ne surprend guère: le non-respect des engagements incantatoires issus de l’accord de Paris par les États signataires ne pouvait mener qu’à un tel fiasco. Tout au plus est-on surpris de la précocité de la débâcle, car il était jusqu’alors d’usage d’affirmer qu’on avait «jusqu’à 2029» avant de bazarder l’objectif, selon d’autres études publiées il y a seulement deux ans.
Pourquoi un tel échec ?
👉 D’un point de vue épistémologique: il faut rappeler que ces «cibles», comme on désigne l’objectif de +1,5°C, sont des fictions, des seuils construits par des modélisateurs sur la base de travaux scientifiques, qui comprennent de grandes inconnues (comme de possibles effets de bascules climatiques). Sauf que la perception des changements climatiques ne suit pas cette représentation : le seuil des +1,5°C a déjà été dépassé momentanément en 2024, sans que la plupart des gens en aient conscience. En bref, ces seuils, fondés scientifiquement mais en partie symboliques, provoquent une disjonction entre connaissance et perception de la situation.
👉 Du point de vue des États: un objectif chasse l’autre, et à peine l’objectif des +1,5°C enterré, qu’un autre sera appelé à prendre sa suite. Rappelons ici qu’initialement, le +1,5°C n’est qu’un engagement «bonus»: le seuil à ne surtout pas dépasser est celui de +2°C… Mais pour accoutumer le public à une probable déconfiture, des élus français nous préparent déjà à des scénarios à +3°C et même +4°C.
👉 Du point de vue du marché et de l’industrie: ces objectifs ont permis de concentrer les efforts collectifs sur un objectif lointain de décarbonation, de capter des aides publiques et des avantages fiscaux, de se présenter comme des «partenaires» de la transition et non plus des responsables de la catastrophe.
👉 Du point de vue de la population: derrière l’apparente simplicité des objectifs, la grande technicité de l’approche scientifique du réchauffement climatique n’a, de fait, pas facilité la sensibilisation des populations, écrasées sous des injonctions abstraites. La focalisation de ces cibles sur le carbone (empreinte carbone, budget carbone, marché carbone…) a même pu nourrir un rejet ou un sentiment d’impuissance. À l’échelle individuelle, «on n’en fait jamais assez».
👉 Du point de vue militant: les stratégies fondées sur une mise sous pression des gouvernements pour les contraindre au respect des engagements qu’ils ont pris, et la sensibilisation, parfois par des coups d’éclats, sur le mode du «compte à rebours», n’ont malheureusement donné à ce jour aucun fruit, voire ont pu entraîner découragement et démobilisation.
Et la rhétorique des cibles n’a pas fini d’accoucher de tous ses monstres. Le respect «à tout prix» des objectifs, sans sortie coordonnée du capitalisme, ouvre la voie à l’introduction de techniques de géo-ingénierie, dont le forçage radiatif. En réalité, les scénarios du Giec qui modélisent une «transition» réussie sont tous fondés sur l’intégration plus ou moins massive d’«émissions négatives» (lire notre article dans le numéro 4 de Fracas !) qui viennent compenser les efforts insuffisants de réduction des émissions de CO2. La cible de +2°C est dépassée ? Voilà qu’on nous propose des solutions technologiques pour mettre fin à cet «overshoot» et repasser sous la barre…
Malgré ces multiples constats d’échecs, il y a fort à parier que ces objectifs continuent d’errer dans l’espace public et politique, tels les zombies d’un ordre mondial déjà enterré. On comprend pourquoi : tout l’édifice de la coopération internationale, en matière climatique, s’effondrerait si on les abandonnait – ce que personne ne peut souhaiter.
Ce qui est hautement contestable n’est pas tant l’existence de ces indicateurs mais leur prédominance dans le débat, leur centralité dans un certain type d’engagement écologique, plus médiatisé parce que plus «respectable». Continuer de s’y accrocher coûte que coûte, alors même que la coopération internationale est démantelée par le camp occidental lui-même, Trump en tête, et que les politiques publiques écologiques et les institutions qui les mettent en œuvre sont méthodiquement pilonnées en France et ailleurs, semble relever de l’aveuglement collectif.
Le scientifique malheureusement médiatique François Gemenne, dans un exercice d’«introspection» radiophonique, regrettait qu’on ait voulu lier écologie et lutte des classes. Les conclusions qu’on devrait en tirer sont tout à fait contraire : dépasser la seule question climatique, politiser l’enjeu écologique, se mobiliser partout, tout le temps, dans une complémentarité de stratégies, une composition de tactiques, sans perdre de vue la perspective de forger de nouvelles alliances sociales. Pour preuve : depuis 2018 et la prise de conscience progressive de l’enfumage de l’accord de Paris, les seuls mouvements qui sont parvenus à faire bouger les lignes sont plus insurrectionnels qu’institutionnels. Pour elles – comme pour nous – la lutte des classes n’est pas un gros mot.