23 avril 2025

Christian Porta, cauchemar en usine

Depuis le début de son combat contre la direction de la boulangerie industrielle Neuhauser dans laquelle il travaille, en Moselle, Christian Porta a toujours ferraillé aux côtés des militants écologistes. À rebours des clivages traditionnels, le délégué CGT défend les travailleurs d’un secteur agro-alimentaire mondialisé, tout en souhaitant la disparition de cette forme d’industrie, dévastatrice pour la planète.

Un article de Damien Mestre issu du dernier numéro de Fracas. Photographies : Olivier Toussaint.


Lui arrive-t-il de dormir ? Christian Porta en vient à faire douter ses collègues, à l’heure du déjeuner devant l’usine Neuhauser de Folschviller en Moselle. « Attends, mais tu bossais pas dans l’équipe de nuit ? » Si, si… répond celui qui les a croisés à cinq heures du matin et qui promet d’aller faire une sieste cet après-midi. La seule chose qui ne les étonne plus, c’est de voir le délégué CGT suivi de près par un photographe.

Il y a quelques mois, c’est l’équipe de tournage d’un documentaire réalisé par Carol Sibony, S’ils touchent à l’un d’entre nous, qui lui collait aux basques. Un film qui retrace son combat contre la direction de cette usine, qui emploie près de 270 personnes à Folschviller, et qui a essayé de licencier le jeune homme pour « harcèlement moral » en avril 2024 – une procédure dénoncée comme une tentative d’écraser les contestations des salariés. Un pied sur le piquet de grève, l’autre au local syndical… L’hyperactif de trente-trois ans assume aussi un rôle d’aidant familial, auprès de sa mère malade avec laquelle il vit. Ajoutez à cela les projections-débats qui s’accumulent depuis la sortie du film, à Paris, Bordeaux ou au Mans. Et surtout, les 5×8 de l’usine qui s’enchaînent : deux jours de travail de nuit, deux jours le matin, deux jours l’après-midi, afin de maintenir la cadence d’un système d’organisation où cinq équipes assurent un fonctionnement continu 24/7, y compris le week-end.

Neuhauser condamné à verser un demi-million d’euros

C’est donc un feuilleton judiciaire qui a fait connaître Christian Porta dans le milieu militant. Il en sourit : « C’est vrai qu’aujourd’hui, quand on parle de répression syndicale, mon nom ressort assez vite. » Sa mise à la porte, jugée abusive, est rapidement invalidée par l’inspection du travail. Mais Neuhauser s’entête à la faire appliquer, malgré les risques de sanctions. Les salariés se mettent en grève.

Au mois d’août dernier, ils obtiennent la réintégration de leur collègue. Une victoire retentissante puisque InVivo, le géant de l’agro-industrie qui détient l’usine, est condamné à verser 525 000 euros d’astreinte au syndicaliste pour ne pas avoir respecté une première décision de justice. « Je pense que les prud’hommes de Forbach n’avaient jamais vu ça ! » Il préfère prévenir : la somme, aussi folle que « s’il avait gagné au loto », est bloquée sur un compte. L’employeur a fait appel et aimerait bien la récupérer… De toute façon, on devine assez vite que Christian Porta n’est pas du genre à s’acheter un yacht. « Ma mère n’aime pas qu’il y ait tout cet argent, elle a peur que je me fasse kidnapper. » Dans son combat, le Mosellan a reçu le soutien de tout un tas d’organisations de gauche. Des députés insoumis ont relayé sa parole dans l’hémicycle. Son sourire et sa boucle d’oreille aux couleurs de la Palestine s’affichent en pleine page dans toute la presse militante (le journal local l’a même rebaptisé « le syndicaliste au demi-million d’euros », dans sa rétrospective des personnalités qui ont marqué l’année 2024).

« Les écolos parlent désormais aux travailleurs »

Événement rare pour un délégué CGT : les défenseurs de l’environnement sont aussi venus à ses côtés pour l’écouter et le défendre. Les Soulèvements de la terre, Les Amis de la Terre, Extinction Rebellion, Greenpeace… Toutes les chapelles du mouvement écologiste ont convergé vers cet ouvrier de l’agroalimentaire. Une récente tribune de soutien a recueilli la signature de figures comme Camille Etienne ou Marine Tondelier. Il s’en réjouit : « Avant, les écolos se contentaient de bloquer les usines… Aujourd’hui, ils viennent parler avec les travailleurs. Il y a eu d’énormes avancées. » On pense aussi à Greta Thunberg, l’égérie internationale des grèves pour le climat, qui est allée apporter son soutien aux ouvriers italiens en lutte de GKN. Pourtant, on imagine mal comment l’entreprise dans laquelle il travaille pourrait survivre à la révolution espérée par ces militants.

Chaque jour, les lignes automatisées de Neuhauser dégeulent des centaines de milliers de croissants, baguettes et pains au chocolat surgelés. Des produits bon marché, envoyés sur les routes par dizaines de camions, qui finissent en général chez Lidl. C’est le cœur du réacteur de l’agro-alimentaire mondialisé : ici, on produit toujours plus loin et pour toujours moins cher. À des années-lumière du pain aux graines sans gluten et des petits maraîchers bio. 

« Je suis prêt à discuter de tout, y compris de la fermeture de mon usine à long terme »

Christian Porta reconnaît lui-même une certaine forme de méfiance vis-à-vis des discours environnementaux. Il y a quelques années encore, il associait l’écologie à la politique des « petits gestes » – ce discours un poil naïf et volontier moralisateur. En gros : « les Verts, c’étaient ceux qui venaient nous faire chier si on triait mal nos déchets ».

Depuis, le parti dans lequel il milite, Révolution Permanente (scission du Nouveau Parti anticapitaliste), a fait de l’alliance ouvriers/écolos une nouvelle forme d’agitprop, une forme de communication qui joue sur les affects. En bon trotskyste contemporain (il lit Lénine sur sa liseuse Kindle à l’usine), Christian Porta y voit un moyen de mettre à jour la vieille pensée syndicale, tout en élargissant la base militante. « Il faut absolument que la CGT porte un discours clair sur l’écologie ! » Surtout que protéger l’environnement, « c’est commencer par protéger les travailleurs eux-mêmes ». En disant cela, il pense à la plateforme pétrochimique de Carling, au pied de laquelle il a grandi, tout près d’ici. Avec son « odeur nauséabonde » et l’espérance de vie réduite des gens qui y bossent.

Et si on fermait l’usine ? 

Un autre sujet rapproche pour lui activistes et syndicalistes : « la répression ». Forcément. C’est d’ailleurs ce qui l’a encouragé à initier la convergence des luttes, quand InVivo a racheté Neuhauser fin 2021. En se renseignant sur son nouveau patron, Christian Porta découvre que le groupe a traîné Greenpeace en justice, réclamant des dizaines de milliers d’euros à l’ONG pour une action symbolique devant le siège parisien en 2015. Une forme d’intimidation, comme celle que connaîtra plus tard le syndicaliste ? La cour d’appel de Paris a depuis donné raison aux défenseurs de l’environnement. Ce ne sont pas les seuls à avoir été inquiétés : des activistes d’Extinction Rebellion ont également été poursuivis après le déploiement d’une banderole visant une filiale de l’entreprise, dans le port de La Rochelle. Et d’autres procédures du genre pourraient suivre. Car InVivo est la bête noire de pas mal d’associations, qui y voient une incarnation du gigantisme agricole : 15 000 salariés, plus de 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires et des activités réparties dans 39 pays – du stockage de blé aux pesticides, en passant par la commercialisation de semences. 

À force d’évoquer ces chiffres astronomiques, une question s’impose naturellement dans la conversation. Christian Porta la pose d’ailleurs lui-même : dans un monde idéal, son métier existerait-il encore ? « Je suis prêt à discuter de tout, y compris de la fermeture de mon usine à long terme. »

Mais en attendant le grand soir et l’abondance, il faut bien réussir à nourrir des millions de personnes. L’échange glisse alors vers un stimulant cours de marxisme, option boulangerie : « Quand je vois les machines que l’on utilise à Neuhauser, je sais que l’on pourrait clairement faire du bon pain bio avec. Ce n’est pas l’appareil de production le problème, mais le cadre capitaliste dans lequel il est utilisé ! » Avant l’usine, Christian Porta a connu le CAP et le brevet pro pâtisserie. Les heures de nuit à feuilleter des pâtons dans les petites boulangeries familiales. « Même dans ces entreprises, on fabrique parfois de mauvais produits… À l’inverse : on pourrait très bien réquisitionner les outils industriels pour produire en masse du meilleur pain. » Des viennoiseries à la chaîne… mais sans les additifs chimiques aux noms imprononçables. Ni le pénible travail en 5×8. 

Lutte contre le gaspillage et les mauvaises odeurs

Pendant la pandémie du Covid-19, ses camarades et lui se sont battus pour éviter le gaspillage de centaines de palettes de denrées alimentaires, vouées initialement à la destruction faute de consommateurs. Ils ont mis la pression pour que tous ces croissants et baguettes soient distribués aux habitants, ainsi qu’à des associations caritatives. Le syndicaliste raconte aussi comment la bataille avec la CGT a permis des avancées très concrètes pour les habitants du coin, en termes de pollution olfactive : « On s’est bougés pour réduire les mauvaises odeurs dont l’usine était responsable dans la cité juste à côté. »  

En 2026, il y aura les élections municipales. Peut-être qu’il tentera de faire émerger ces thèmes à l’échelon local ? « J’adorerais qu’un collectif de riverains puisse avoir un droit de regard direct sur les activités de l’usine. » En tout cas, du côté de Saint-Avold, où il s’apprête à déménager avec sa mère, les vieux de la vieille comptent déjà sur lui pour remuer une campagne électorale qui s’annonce à droite toute. À moins que d’ici là, son employeur ouvre un nouveau front contre lui ? Depuis l’été dernier et le versement du chèque gagné aux prud’hommes, le syndicaliste s’amuse à charrier la direction. Au détour d’un couloir, il demande par exemple des conseils pour apprendre à gérer sa fortune… Pas sûr que cela les fasse trop rigoler, les cravaté. Mais, visiblement, Christian Porta n’a toujours pas peur de s’attirer des ennuis. « En même temps, j’ai un peu l’impression que cela fait partie de la fiche de poste du bon syndicaliste. »

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