« Comment convaincre les cons ». Voilà le titre en Une du dernier SoGood, magazine du groupe SoPress paru la semaine dernière. Qui sont-ils, ces cons ? Les « racistes », les « climato-sceptiques » et les « sexistes ». Mais, on le comprend grâce au dessin de couverture comme par les illus d’intérieur (car oui, nous avons lu le dossier), les « cons » sont bien situés socialement : les ploucs, les beaufs, la France rance, moche et mal rasée. Avec une casquette MAGA, parce que pourquoi pas ? Américains, Français… tous les mêmes cons.
Ce numéro ne traduit pas seulement une attitude qui n’a jamais cessé d’être insupportable, par laquelle un grand nombre de journalistes semblent convaincus d’œuvrer au débat public lorsqu’ils ne font rien d’autre que rappeler leurs privilèges de classe. Elle manifeste aussi l’impérissable complaisance de la gauche bourgeoise quant à sa propre supériorité morale, un barbotage satisfait qui la dispense de faire réellement de la politique. Pour le dire autrement : qui cherche à convaincre ne commence pas par insulter. Ce discours-là n’est que le double de celui qu’il dénonce, et les deux se nourrissent l’un l’autre.
Comme une illustration subtile de ce que le psychiatre marxiste Joseph Gabel nommait la « fausse conscience » : « l’attitude pathologique consistant à prendre la partie pour le tout, autrement dit à isoler une donnée de la vie collective pour l’ériger en réalité absolue ». Dans le réel mutilé d’une partie de la France, le malheur ne peut provenir que de l’immigré, des élites, des bobos. Tout y ramène. Dans le réel mutilé de la bourgeoisie progressiste, le problème c’est que les gens sont trop cons pour comprendre – et donc pas assez diplômés, sophistiqués, et finalement trop prolos, et ainsi de suite.
On ne reviendra pas sur tous les effets délétères de ce type d’attitude, et l’immense bâton dans les roues qu’elle représente pour tous les militants de terrain (on l’a déjà évoqué ici). Mais on peut s’en saisir pour réfléchir à la question qui n’est malheureusement pas traitée par SoGood, une fois le spectre du « con » écarté : comment convaincre ?
Quelques pistes de réflexion qui donnent l’occasion à Fracas d’expliquer un peu plus sa démarche.
1. Comprendre les affects sous-jacents
L’essentialisation, en politique, est l’antithèse de la gauche, qui repose justement sur la construction. On assiste pas à une épidémie de racistes, mais à une montée de la racialisation des problèmes sociaux. Le climato-négationnisme, longtemps en baisse, explose depuis quatre ans, faut-il comprendre que c’est que les gens sont de plus en plus cons ? Evidemment que non, pas plus que les « réseaux sociaux » suffisent à expliquer quoi que ce soit. Spoiler : la société française serait même culturellement de plus en plus progressiste…
Résister à la tentation de l’essentialisation, et comprendre que des phénomènes comme le racisme, le sexisme ou le climato-scepticisme sont aussi le signe d’autre chose, d’un malaise qui ne parvient pas à épeler son nom, c’est un préalable à toute ambition de faire de la politique, c’est-à-dire défendre réellement ses idées et ses valeurs. Parce qu’en définitive, on ne débat pas avec un climato-sceptique. Pourquoi perdre son temps ? Mais peut-être qu’on peut débattre avec une personne vaguement sceptique, un peu sceptique, voire même très sceptique, si l’on comprend que la raison profonde de ce scepticisme est ailleurs. Que ce scepticisme n’est que le support d’autre chose.
2. Identifier des alliés potentiels
Qui a-t-on les moyens de convaincre, qui a-t-on envie de convaincre ? Quels interlocuteurs se choisit-on pour tenter de faire avancer les lignes de front politique ? Question que la gauche bourgeoise ne fait pas l’effort de se poser, puisqu’elle ne connaît qu’elle-même, qu’elle ne cherche qu’à se convaincre elle-même, dans son monde enchanté dépouillé des violences de classe.
C’est là toute la différence avec un dossier comme celui que Fracas a consacré aux chasseurs. A minima, se poser la question : de par leur importance dans le tissu social rural, ne seraient-ils pas des alliés potentiels pour nos luttes ? Et immédiatement après : lesquels parmi eux, au sein de ce groupe composite, pourraient devenir des alliés ? Et lesquels n’ont pas vocation à le devenir. Car on ne va pas tenter d’aller convaincre Willy Schraen ou Thierry Costes, pas plus qu’on ne validera la chasse bourgeoise et « sportive », l’engraissement et le massacre des faisans d’élevage, ou le business des armuriers. Mais le chasseur qui va promener le fusil de temps en temps, partage la viande au village, et surtout détste ce nouveau projet de méthaniseur au milieu d’une zone sauvage, lui peut-être que…
C’est là, encore une fois, ce que l’essentialisation politique ne permet pas : discriminer au sein d’un groupe social – et donc d’y chercher et trouver des alliés.
3. Se montrer comme on est
Pour convaincre, faudrait-il se fondre dans le groupe et en adopter les codes ? Faudrait-il singer son interlocuteur, s’habiller pareil, faire mine d’avoir les mêmes préoccupations ? Probablement tout le contraire, tant qu’on s’abstient d’instruire l’autre sur la bonne manière de se comporter ou de s’exprimer…
Les Soulèvements de la terre, dans leur récit de lutte avec les conducteurs de poids lourds de Geodis, reviennent sur ce point : « Partir du principe qu’on vient tel qu’on est sans arrière-pensées semble plus judicieux qu’une imitation maladroite des premier·es concerné·es. » Car c’est justement l’occasion de montrer d’autres manières d’être et de penser, de donner à voir une altérité dénuée de condescendance. « Le barbecue était lui-même devenu un espace partagé, sur lequel les traditionnelles merguez syndicales ont fini par laisser une place aux saucisses vegan, la harissa réconciliant tout le monde. »
Rien de plus éloquent à ce sujet que le film Pride, de Matthew Warchus (2014), qui met en scène un groupe militant gay qui débarque dans les mines de l’Angleterre thactchérienne pour leur apporter leur soutien, et l’étrange cohabitation de plus en plus fertile politiquement qui s’y instaure.
4. Concéder n’est pas céder
Une discussion qui vise à convaincre n’est pas un match se concluant par le K.O. de l’adversaire. On est bien obligé de mettre de l’eau dans son vin, et aussi éviter d’humilier. Mais concéder n’est pas céder. Concéder, c’est par exemple admettre qu’il est utile de défendre les conditions de travail et les revendications salariales de travailleurs de la logistique, même sur leur activité est synonyme d’émissions carbonées et de béton. Concéder, c’est reporter la victoire dans le temps long, mais c’est aussi en permettre les conditions de réalisation. Une fois la brèche ouverte, on peut parler, sur le piquet de grève, de contre-projet logistique, de lier écologie et emploi, d’évoquer le racisme environnemental… Concéder à une certaine chasse le droit d’exister, c’est ouvrir le débat avec ceux qui la pratiquent sur le type de chasse sur lequel on peut s’entendre, son périmètre géographique et temporel, favoriser l’échange d’information entre naturalistes et chasseurs, ouvrir la possibilité de fronts communs… La concession d’une partie appelle la concession de l’autre – donner et rendre.
Plutôt qu’une alliance de circonstance qui passerait par des compromis risquant de virer à la compromission politique, c’est un « champ de lutte partagé » qui s’ouvre, selon la formule du cheminot Julien Troccaz, co-responsable de la Fédération Sud-Rail.
5. Renoncer à l’universalisme de son point de vue
Une des pistes de réflexion, peut-être la plus complexe et qui excède largement le problème de la gauche bourgeoise, est la remise en cause de l’universalisme. Elle est aussi ce qui permet peut-être de résister à la pente de la fausse conscience et de la réduction du réel. Les antagonismes sociaux, nourris et même souvent fabriqués par la sphère médiatique, virent de plus en plus à des conflits de mondes, chacun ne se voyant survivre qu’aux dépens de l’autre, à la condition de la destruction de l’autre.
Ces sentiments d’opposition irréductible et de lutte existentielle, qui ferment la porte à toute possibilité de dialogue, sont particulièrement vif avec la chasse. Comme le constate dans nos colonnes l’anthropologue Charles Stépanoff, « On reste une société avec des classes et des rapports au monde différents, mais ces derniers ont acquis une volonté d’universalisation, une dimension impérialiste. Chacun considère que son mode de vie est le seul légitime. Les milieux populaires ruraux ont l’impression qu’on veut détruire leur monde, les empêcher d’exister. » Et d’en appeler à un « pluralisme ontologique », une diversité des rapports au monde qui crée aussi la richesse d’une société.
L’ouverture (non factice) à la diversité et la pluralité, qui commande l’humilité vis-à-vis d’autres réalités sociales, reste une disposition essentielle à qui voudrait tenter de convaincre, non pas un con, mais un « autre ». Et qu’on puisse ensuite entendre dire des militants ces petites phrases qui sonnent comme des victoires : d’abord « ils ne m’ont pas pris de haut », puis « ils étaient moins bêtes que ce je pensais », et enfin, peut-être, « c’est pas si con ce qu’ils proposent »…