Sous nos pieds, de grands câbles relient et contournent les continents. Au point de croisement de ces « autoroutes de l’information » : les data centers, ces méga-ordinateurs bétonnés qui renferment des milliers de serveurs. C’est à ces infrastructures que s’intéresse le collectif « Le nuage était sous nos pieds », qui organisait ce weekend du 8 novembre son premier festival dédié aux infrastructures du numérique et à leurs nuisances. Rencontre.
« Le nuage était sous nos pieds » est à la fois un nouveau collectif et un festival : de qui est-il composé, comment a-t-il émergé ?
Le collectif a émergé de la rencontre de trois collectifs : Technopolice, la Quadrature du Net et le collectif des Gammares. Technopolice, qui enquête sur les technologies de surveillance policière et la Quadrature du Net qui défend les libertés fondamentales dans l’environnement numérique, travaillaient sur les impacts socio-écologiques et la matérialité des infrastructures du réseau ; et le collectif des Gammares qui travaille sur les questions de l’eau à Marseille, à partir du ruisseau Caravelle-Aygalades.
Le détournement des eaux de la galerie à la mer pour le refroidissement des data centers de Digital Realty a été le point de rencontre entre questions de l’eau et de la tech. On a alors commencé une enquête commune, et très vite, on eu eu l’envie de partager nos découvertes à travers un festival pour mobiliser plus largement. La première étape pour nous, c’est de visibiliser la matérialité du réseau et retourner les imaginaires éthérés, et presque magiques d’Internet, qui nous empêchent de le penser et freinent la politisation de ses enjeux : c’est même de là que vient notre nom.
« La première étape, c’est de retourner les imaginaires éthérés et presque magiques d’Internet »
Marseille est la septième ville mondiale en terme de flux de données, en passe de devenir cinquième, avec plus d’une dizaine de data centers et une vingtaine des grands câbles sous-marins intercontinentaux de fibres optiques qui atterrissent sous les plages du littoral sud à Marseille, sans que personne ne semble vraiment au courant. L’idée que le cloud est quelque chose de très matériel devenait concrète : le nuage, depuis le début, était déjà sous nos pieds.
Pour rendre le truc bien palpable, on s’est dit que le vocabulaire était hyper important et on voudrait renommer les data center les « méga ordinateur bétonnés ». Ensuite, à travers notre enquête, on a voulu comprendre l’ampleur des enjeux et leurs très nombreuses ramifications.
Pourquoi lutter précisément contre la construction de data centers ?
Au premier coup d’oeil, le « méga-ordinateur bétonné » semble n’être qu’un gros hangar. Mais en dépliant un peu l’objet technique, ce sont toutes les ramifications du capitalisme mondialisé qui viennent avec : l’accaparement et la privatisation des ressources, l’extraction minière coloniale, les grandes questions de l’énergie, de sa production et de son transport, l’industrie des puces, l’exploitation des « travailleur·euses du clic », la puissance impérialiste économique et politique des GAFAM, l’idéologie d’une croissance infinie, les complicités entre secteurs privé et pouvoir public…
À un moment où Trump remporte les élections grâce à Elon Musk et son idéologie suprémaciste et où le génocide à Gaza se fait avec des soi-disant « armes intelligentes » et le soutien de Google, Amazon et Microsoft, ce n’est pas trop dur de sentir à quel point ces infrastructures servent un monde qui n’est pas le nôtre. Et puis, on est nombreuses à avoir des petits problèmes d’addiction au numérique et à être effrayées de la place que ça prend dans nos vie.
« Il n’y a pas « d’extractivisme » responsable. Les data centers et les câbles sont l’armature de ce numérique nauséabond : lutter contre eux, c’est lutter contre ça »
À Marseille déjà, on sent bien que cette emprise a quelque chose à voir avec la destruction d’une ville et de ses quartiers populaires, pour faire place à la « Smart City » notamment à travers le projet de « requalification » urbaine Euromed. Cette priorité donnée aux industriels se fait au détriment des habitant·es, c’est ce que dénonce la confédération des CIQ du 16e (comité d’intérêt de quartier) qui voit dans l’arrivée des méga-ordinateurs un conflit d’usage fort sur le réseau électrique et pointe des risques de saturation des réseaux. Alors qu’iels luttent depuis des années contre les pollutions atmosphériques et pour l’electrification des quais du Grand Port Maritime Marseille-Fos, la priorité a été donnée au raccordement électrique des data centers.
Et au delà de Marseille, en France, Stop Micro est déjà sur une lutte qui pointe l’accaparement de l’eau par un monde techno-centré, dont la finalité au delà des gadgets connectés est bien le complexe militaro-industriel. Génération Lumière, collectif de réfugiés congolais, nous disent un truc avec lequel on est obligé de penser : toute l’infrastructure du numérique est construite à partir des minerais de sang. Il n’y a pas « d’extractivisme » responsable. Les data centers et les câbles sont l’armature de ce numérique nauséabond : lutter contre eux, c’est lutter contre ça.
Cette voracité des industriels du numérique, on la voit dans plein d’autres villes dans le monde, et il faut s’organiser collectivement. Les méga ordinateurs, c’est ni ici, ni ailleurs. On fait le lien avec d’autres collectifs qui luttent sur leurs territoires, comme TuNubeSecaMiRio, un collectif qui lutte contre un data center hyperscale Meta en Espagne, mais aussi des collectifs en Irlande, au Chili, en Uruguay, aux États-Unis. En France, il y a des mobilisations du côté de Wissous dans le 94, de Dugny en Seine-Saint-Denis, de Bouc-Bel Air dans les Bouches-du-Rhône.
On a vraiment envie d’informer le plus possible sur ces projets qui se multiplient dans une opacité totale et de partager des outils pour se mobiliser : c’est pour ça qu’on a organisé le festival, avec en ligne de mire l’objectif d’empêcher les futurs data centers de voir le jour et de faire exister une résistance locale et nationale à ce déploiement délirant.
Dans le cadre du festival, vous avez entre autres proposé une balade-conférencée sur les traces des impacts socio-écologiques des infrastructures du numérique. Quels sont ces impacts que la balade rend visible ?
Comme dans beaucoup d’autres territoires sous l’emprise des géants du numérique, les impacts principaux d’un point de vue marseillais sont notamment la prédation foncière, la quasi absence d’emploi produit, l’énorme consommation électrique et les problématiques de conflit d’usage et saturation des réseaux, l’accaparement de l’eau, la production de chaleur des bâtiments, sans compter les pollutions et les nuisances pour les riverain·es etc.
« On aime rappeler ce que ces infrastructures permettent : la collecte de données à des fins de surveillance et de ciblage publicitaire, etc. »
Mais comme on le disait avant, c’est la filière dans son entièreté qu’il faut regarder : les data centers, ce sont des milliers d’ordinateurs dans des armoires qui tournent H24, qu’il faut refroidir et qui pèsent hyper lourd. Dans chaque serveur, il y a de nombreuses composantes micro-électroniques, processeurs, puces, etc. On a à peu près tout le tableau de Mendeleïv, ou en tous cas, tous les minerais imaginables. C’est ça qu’il faut regarder : le data center, c’est pas l’usine de production, c’est en quelque sorte le « produit fini », il dépend de l’industrie microélectronique, de la production d’électricité, des mines, il repose sur le travail de millions de personnes exploitées – et c’est en regardant ça que ça devient catastrophique. Ensuite, le seul truc qui sort du data center, ce sont les serveurs pétés et obsolètes, on considère en général que les serveurs doivent être changés tous les deux ans – et la question des déchets du numérique c’est encore une histoire gigantesque.
Après dans les impacts, on aime rappeler que c’est aussi tout ce que ces infrastructures permettent : la collecte infinie de données à des fins de surveillance et de ciblage publicitaire, le trading à haute fréquence, les algorithmes discriminatoires à la Caisse d’Allocation Familiale ou de France Travail, la vidéosurveillance algorithmique, la déshumanisation des métiers du soin, l’optimisation des armes de guerres. Sans parler du travail invisible sur lequel s’appuie cette industrie, qui prolonge et entretien des dynamiques coloniales. C’est ce que A. Cassili nomme le « prolétariat du clic » : des millions de travailleur·euses exploité·es, aux Philippines, à Madagascar ou au Kenya par exemple pour faire fonctionner les « intelligences artificielles », les travailleur·euses traitées comme des robots dans les entrepôts logistique d’Amazon gérés par des algorithmes, malmené·es par des applications de livraisons déshumanisantes, et à toutes celles et ceux qui subissent les travaux à la tâche des plateformes comme Amazon Mechanical Turk.
La balade-conférencée est un outil d’éducation populaire, comment vous en emparez-vous, qu’est ce que cela permet ?
C’est sans doute très basique, mais pour se rappeler que les infrastructures du numériques sont matérielles et bien réelles, il semble assez efficace d’aller les voir. Savoir où elles sont, comprendre que tel bâtiment, c’est le poste de transformation RTE construit spécifiquement pour les data centers, que tel hangar chelou qu’on ne voyait pas avant, c’est un poste de partage des eaux entre la galerie à la mer, le « river cooling » et le réseau de thalassothermie de la SmartCity. On engage nos corps, on est une centaine à essayer de sentir l’air frais de la galerie à la mer par les petits trous dans la porte au milieu d’un échangeur autoroutier à côté de l’usine Panzani. On peut les cartographier, on peut presque les toucher, on voit très concrètement comment le système tient, et ça aide à s’en emparer.
Et puis, dans une balade, tu fais des liens imprévus : tiens en fait juste à côté du data center, c’est Cemex, et là c’est le quartier de la Calade… et ça fait des sensations étranges entre le « geste architectural » qui consiste à orner l’ancien bunker nazi d’un « origami en acier » face à la vieille copropriété d’après guerre un peu délabrée.
Marseille est déjà un énorme hub numérique et vous dénoncez un nouveau projet, le MRS5, de quoi s’agit-il ?
Historiquement, Marseille était une ville de second plan sur la carte de l’internet mondial. Mais au cours des 10 dernières années, Marseille est devenue, avec la Seine-Saint-Denis, le terrain de jeu des géants américains du numérique qui y multiplient les constructions de méga-ordinateurs bétonnés et les arrivées de câbles sous-marins internationaux – à tel point que la ville est en passe de devenir le cinquième « hub » mondial en terme de trafic de données. Cela peut étonner quand on sait que les autres villes du classement sont des centres boursiers financiers majeurs comme Londres, Paris, Amsterdam et Francfort. Le discours des industriels du numérique et de l’État, c’est que c’était le « destin » et dans « l’ADN » de Marseille que de devenir une centre névralgique de l’internet mondial grâce à sa position « géographique unique » de « carrefour des civilisations », point de rencontre « idéal » entre Amériques, Europe, Asie, Afrique.
Il y a dix ans, l’entreprise Digital Realty, leader du secteur et propriétaire de 17 data centers en France, a décidé de faire de Marseille son point d’ancrage d’une stratégie d’expansion très agressive dans le bassin Méditerranéen, à la « conquête » de nouveaux marchés. L’entreprise y a déjà ouvert quatre data centers qui couvrent 24 000 m2 à Marseille, investi plus de 700 millions d’euros, et a largement été soutenue et encouragée par les politiques locaux et nationaux, à coup de discours techno-solutionnistes, subventions publiques et niches fiscales incitatives. Elle a aussi une stratégie très agressive de « RSE » et distribue de l’argent aux acteurs associatifs et culturels locaux.
Le projet « MRS5 » s’inscrit dans le prolongement de cette stratégie d’emprise et d’accaparement de la ville, de ses infrastructures et de ses ressources. « MRS5 » qui est prévu pour 2026, est donc le nom du cinquième data center marseillais de l’entreprise Digital Realty. Il consiste en la transformation d’un ancien silo à sucre Saint-Louis en data center de 12 000 m2, dans l’enceinte du Grand Port Maritime de Marseille. Avec de nombreux collectifs, nous nous sommes mobilisées contre le projet MRS5, mais plus globalement, contre tout les autres. MRS5 sature le réseau électrique à Marseille, le prochain data center sera un peu plus au Nord, à Bouc-Bel-Air.
Qu’est ce que le river-cooling ? Quels en sont les dangers, notamment les fuites de gaz fluorés révélées la semaine dernière par Marsactu ?
Marseille est entourée de massifs, et de l’autre côté de l’un de ses massifs, il y a les anciennes mines de Gardanne. C’étaient des mines de lignites liées au développement du bateau à vapeur. Et ces mines, elles se retrouvaient tout le temps inondées parce qu’elles siphonnaient les réseaux karstique du massif. Du coup, des ingénieurs ont décidés de faire travailler des immigrés italiens pour percer le massif et faire une galerie d’évacuation des eaux qui va directement « à la mer » : c’est la galerie à la mer.
Sauf qu’évidemment, cette grande galerie de près de 15 kilomètres siphonne aussi les eaux souterraines du massif de l’Étoile, dont le versant nord constitue la tête de bassin du ruisseau Caravelle Aygalades. Donc, il y a deux réseaux d’eau : les eaux contaminées aux oxydes ferriques que le BRGM diffuse dans la mer pour « dépolluer » la mine, et le réseau de ces eaux qualités potables, toujours à 15,5 °C, siphonnées par la galerie elle même. Ce sont ces eaux qui sont captées pour le river cooling. Donc, basiquement, refroidir les data center avec de l’eau froide qui refroidit un circuit fermé d’eau qui lui refroidit les salles de serveurs. Cette eau, Digital Realty se l’approprie gratuitement, le projet a même été financé par l’ADEME et la région Sud pour la soi disant contribution de Digital Realty aux efforts de décarbonation.
On a calculé que l’eau qualité potable prélevée annuellement représente à peu près la consommation annuelle de 5 000 habitant·e·s, si on prend la consommation moyenne de 130 m3 par an et par habitant·e. Ce n’est pas énorme, mais c’est pas rien non plus. Et surtout, on a finit par comprendre derrière leur comm’ immense autour du river cooling, que ça ne représente pas grand chose en terme d’économie, la majeure partie du refroidissement se fait quand même avec des systèmes de climatisation classique avec fluide frigorigène (qui fuit) et électricité. Mais surtout, on comprend que le gros de la consommation électrique, ce sont les serveurs, et ça c’est une consommation incompressible, voire même en pleine explosion, parce que les serveurs dédiés à l’IA demande des puissances de calcul beaucoup plus importantes.
Si des projets existent pour récupérer ces eaux pour chauffer d’autres bâtiments en hiver (ce qui n’est pas du tout encore une technologie viable), c’est bien en été, où l’on n’a pas besoin de chauffer les bâtiments que ces rejets dans le milieux marins risque de contribuer au phénomène d’anoxie déjà bien connue sur le littoral.
Mais en réalité, ça ne représente pas le cœur du problème. Il y a presque comme un effet de diversion. Les technologies de refroidissement sont l’endroit où le système technique peut s’optimiser (car rappelons aussi qu’économie d’énergie est une économie financière aussi). Dans ce secteur, c’est la course à l’échalote, on innove à tour de bras, et même si c’est des avancées réelles, on se dit qu’on se retrouve parfois à pinailler sur la réalité du verdissement que ces technologies permettent, alors qu’à côté le nombre de data center, leur taille, et leur puissance – et donc leur consommation – ne fait qu’exploser. Et c’est bien sur ça qu’il faut se concentrer, sans se laisser happer par les discours de « greenwashing » des industriels qui veulent détourner notre attention des vrais enjeux. Car il s’agit bien plus d’une optimisation à la marge que d’une trajectoire de sobriété.
Propos recueillis par Isma Le Dantec