Ostraciser le sabotage n’a pas rendu service à la lutte écologiste, selon Anaël Châtaignier. L’auteur d’Écosabotage, de la théorie à l’action (Écosociété, 2024) estime que les décennies d’efforts infructueux du mouvement climat ont démontré les limites du militantisme non-violent pour faire face à l’inaction climatique d’État. En parallèle, les rares désobéissant·es se sont heurté·es à une répression immédiate et sans précédent. Pour le militant et docteur en histoire de l’art, un tour d’horizon des précédents historiques du sabotage s’avère nécessaire pour rafraîchir les mémoires collectives et renouer avec une pratique qui, pensée stratégiquement, a fait ses preuves par le passé.
Comment caractérisez-vous la phase du militantisme écologique dans laquelle nous nous situons aujourd’hui, notamment en France ?
Nous sommes dans une phase intermédiaire de construction du mouvement écologique. J’entends par là la constitution d’un mouvement autonome, radical, et sur la durée, face à un système techno-industriel et ses relais étatiques destructeurs qui nous conduisent dans l’impasse. Un mouvement tel qu’on peut le voir sur la lutte contre l’A69 par exemple, impliquant de nombreux collectifs et sensibilités, avec une conscience de plus en plus forte et une acceptation de la diversité des formes d’action.
Diversité des formes d’actions, mais vous défendez surtout le sabotage dans votre ouvrage…
Mon propos n’est pas de limiter la dimension créative dans les formes d’action ou dans les manières de faire collectif. Mais on ne va pas non plus réinventer l’eau tiède. Ce que je défends dans le livre, c’est qu’il y a de toute évidence une histoire et des modes d’action qui ont été perdus suite au retour de bâton répressif et au recadrage capitaliste et modernisateur des années 1980-90.
Les sabotages ont été stratégiquement mis de côté et déconsidérés, alors qu’ils existent depuis longtemps et ont fait leurs preuves par le passé. On observe que ces formes d’action sont finalement récurrentes dans toutes les luttes depuis le XIXe et XXe siècle, qu’elles aient été ouvrières, paysannes, décoloniales ou écologiques. L’histoire regorge de gestes porteurs, de modes d’action et de savoir-faire très concrets que l’on peut trouver dans la lutte anti-nucléaire en France, mais aussi dans toutes les luttes décoloniales. Nous recouvrons simplement la mémoire des luttes.
« Alors que la situation se dégrade d’un point de vue écologique et répressif, la conscience de la nécessité de résister, de faire sécession, devient de plus en plus forte »
Pourquoi pensez-vous qu’il soit crucial pour les couches militantes moins radicalisées du mouvement écolo de se rallier en soutien des actions radicales ?
Ce que je défends dans ce livre, c’est que le sabotage doit-être accepté, ou a minima ne pas être condamné par les collectifs militants impliqués dans une lutte. Ce genre d’action n’a de sens et de pouvoir qu’avec un large soutien populaire, à la fois logistique (pour se protéger, se cacher, trouver de l’aide…) et symbolique. Ce soutien et cette culture de la résistance n’existent pas à grande échelle en France pour l’instant, sinon sous des formes plus sectorisées et autonomes comme sur les ZAD.
Alors que la situation se dégrade d’un point de vue écologique et répressif, la conscience de la nécessité de résister, de faire sécession, devient de plus en plus forte… A l’heure actuelle, l’un des enjeux principaux est de massifier la conscience de l’ampleur du désastre à venir et de l’impasse que constitue le capitalisme d’État. Il faut miser sur le fait que beaucoup de gens en sont conscients mais ne le formulent pas ainsi ou ne sont pas libres de vivre et d’agir autrement.
J’ai écrit ce livre parce que je voulais proposer un argumentaire en défense de l’écosabotage et encourager la discussion, mais également apporter des éléments assez précis et concrets sur le volet technique. Ce livre est nourri par des expériences personnelles de terrain, des kits trouvés sur internet et rarement publiés, beaucoup de discussions, et des lectures aussi. C’est un véritable travail de salubrité militante, un outil à disposition des militants, qu’il s’agisse de militants qui doutent de la pertinence de l’écosabotage et que j’entends convaincre de se montrer solidaires, ou bien de militants qui souhaiteraient concrètement s’y mettre !
Pensez-vous que ce type d’alliance va s’intensifier ?
Je le souhaite en tout cas ! C’est une bonne stratégie qui fait suite à plusieurs années de remise en question au sein du mouvement climat. C’est le principe même de la stratégie : quand on essaye et que ça ne marche pas, on en reste pas là, on essaye autre chose, ici l’écosabotage. Le principe, c’est de rester mobile et inventif pour finalement faire avancer les luttes et arracher des victoires sur le terrain.
La période composite dans laquelle on se trouve implique beaucoup d’intersectionnalité, de dialogue, d’échange et de mises en commun. On a vu à Sainte-Soline, sur l’A69 et ailleurs une grande variété dans les profils militants : des syndicalistes, des militants écolo, des anar, des ados motivés, des paysans et la confédération paysanne, des élus… Mais il reste beaucoup à faire, comme le fait d’étendre la conviction de la nécessité de se débarrasser à moyen terme du capitalisme. Si on partage le même ennemi, qu’on a tous envie de pousser dans le même sens et qu’on reste vigilants des erreurs passées, qui sait ce qui pourrait arriver ?
C’est quoi une action de sabotage réussie ?
Une action de sabotage réussie permet, comme d’autres formes d’action directe, de priver l’ennemi de ses infrastructures de reproduction. Dans le livre, je montre que le sabotage n’a pas la fonction logistique qu’il a pu avoir pendant la Seconde Guerre mondiale et les luttes décoloniales au XXe siècle par exemple, celle de priver l’ennemi de ses moyens militaires et de renverser la tendance. Pour l’heure, l’écosabotage reste essentiellement symbolique car le rapport de force est largement asymétrique. Mais mettre des coups de cutter dans la bâche d’une mégabassine, que le plastique soit facile à changer ou pas, que d’autres mégabassines soient construites ou pas, n’est pas une action inutile pour autant. L’une des fonction de l’écosabotage, c’est aussi de créer une fissure dans le mur de la pensée unique, de donner à voir une libération du champ des possibles, et de redonner du courage aux collectifs.
« L’écosabotage n’a aucun sens s’il n’y a pas derrière un mouvement social qui est motivé pour aller chercher autre chose »
Pourquoi dites vous que l’éco-sabotage seul ne suffit pas ?
Je me garde bien de présenter le sabotage comme une sorte de solution spectaculaire ultime… Il faut toujours appréhender le sabotage en synergie avec d’autres formes d’action, violentes ou non. Le retour du sabotage implique cependant, pour les collectifs locaux, de considérer et d’estimer la pertinence effective, à la fois stratégique et logistique, à certains moments et dans certaines luttes, de ce moyen d’action.
Par ailleurs, l’écosabotage n’a aucun sens s’il n’est pas inscrit dans une perspective de renversement, et une perspective de renversement n’a aucun sens s’il n’y a pas derrière un mouvement social qui est motivé pour aller chercher autre chose. Par exemple, la propagande par le fait, avec ses attentats anarchistes dans le monde entier à la fin du XIXe siècle, fut un échec stratégique. Sans soulèvement populaire qui suit, on reste impuissant… Nous en sommes toujours à la création des conditions d’émergence d’une vraie organisation collective autonome. Il adviendrait ensuite au mouvement de monter petit à petit d’étapes en étapes, pour arriver à la solidification de collectifs autonomes, capables de se défendre.
Face à la répression étatique qui va continuer de s’exercer, il faut se poser plein de questions et mettre des scénarios sur la table. Il faut aussi réfléchir sur le long terme, concrètement : et si qu’on gagne, qu’est-ce qu’on fait ? Le basculement institutionnel radical qui s’impose ne s’improvise pas ! Il faudra plus qu’une dizaine de groupes clandestins pour mettre sur pied le monde demain…
Crédits illustrations : Anaël Châtaignier