16 juillet 2025

​​​​Alexis Zimmer : «L’industrie n’a jamais autant pollué»

Décembre 1930. Un brouillard d’une rare épaisseur se répand dans la vallée de la Meuse (Belgique) et fait plusieurs dizaines de victimes sur son passage. Plusieurs enquêtes sont menées par les autorités : toutes accusent la météo plutôt que les nombreuses usines présentes sur ce territoire industriel. Dans Brouillards toxiques (réédité aux éditions Amsterdam cette année), essai percutant mis en scène comme une « contre-enquête », le chercheur en histoire environnementale Alexis Zimmer interroge les effets délétères de l’industrie sur les territoires, mais aussi la fabrique de l’impunité industrielle adossée aux paroles scientifiques et expertes… Au XXᵉ siècle, comme aujourd’hui.

Un entretien réalisé par Emma Poesy issu du quatrième numéro de Fracas. Illustration : Chester Holmes.


Que s’est-il vraiment passé en décembre 1930, dans la vallée de la Meuse ?

De fait, un brouillard s’est répandu et ne s’est pas dissipé cinq jours durant. Il était si épais qu’il a entravé la circulation et rendu toute activité en extérieur difficile. Au bout de quelques jours, plusieurs habitant·es disent souffrir de difficultés respiratoires, avant qu’environ 70 d’entre elleux ne perdent la vie subitement. Les éleveurs de la région constatent que leurs animaux tombent malades, certains meurent dans les étables. Quant à ce qu’il s’est « vraiment » passé, à la compréhension de ce qui a pu entraîner cette catastrophe, cela va précisément être l’enjeu de disputes et de contestations. 

Vous montrez que les enquêtes locales et nationales accusent plus volontiers la météo que les usines, qui répandent pourtant des substances chimiques dans l’atmosphère. Comment l’expliquer ?

Le rôle de la météo est indéniable dans cet épisode de pollution exceptionnelle. Cependant, l’incapacité des autorités à considérer le caractère problématique des émanations toxiques ordinaires des industries pose problème. Pour l’expliquer, il faut considérer la manière dont les enquêtes demeurent arrimées au cadre temporel, restreint, de la catastrophe et considèrent les pollutions ordinaires comme relevant d’un certain ordre des choses. Et pour comprendre cela, c’est plus d’un siècle d’histoire de l’industrialisation des territoires, du rôle croissant de l’expertise scientifique et technique, qu’il faut envisager, pour saisir l’incapacité structurelle des sciences à problématiser la production historique de territoires toxiques et, au contraire, à en normaliser l’existence. 

Le grand public adhère-t-il à cette version de l’histoire ?

S’il ne fait aucun doute que les habitant·es de la vallée contestent les premières conclusions, innocentant complètement le rôle de l’industrie ; les deux enquêtes suivantes sont accueillies de façon plus ambivalente. Ce qui demeure contesté par certaines voix auxquelles donnent accès les archives, c’est la non-considération du caractère ordinairement toxique et destructeur du fonctionnement habituel des usines de la vallée. 

D’ailleurs, les habitant·es ne sont pas entendu·es par les autorités, quand iels disent être régulièrement intoxiqué·es…

En effet, lors des enquêtes, leurs paroles sont systématiquement disqualifiées. Il revient aux experts et aux chimistes de déterminer ce qui est toxique et ce qui ne l’est pas. Lorsque les habitant·es évoquent les rejets constants d’émanations auxquelles iels ont affaire, les experts prennent soin de distinguer ce qui relève d’une gêne passagère et ce qui nuit à la santé. Cette distinction fut déterminante pour rendre acceptable, ou du moins, plus difficilement contestable l’industrialisation des territoires. 

Que dit cette histoire de la place qu’a prise l’industrie en Europe au cours du XXᵉ siècle ?

Cela montre qu’il est devenu difficile de remettre en question la présence des industries, malgré leurs conséquences sanitaires et environnementales. Et pour en arriver là, il a fallu inventer toute une série de dispositifs techniques, savants, économiques, etc., qui ont progressivement rendu le développement de l’industrie prétendument inéluctable. Le fait que les scientifiques soient devenus incapables d’interroger le rôle de la toxicité des usines dans cette catastrophe en est l’indice. Cette situation contraste très fort avec celle qui caractérisait les débuts de l’industrialisation. À ce moment-là, les plaintes émises par habitant·es d’un quartier pouvaient conduire à la fermeture d’une usine ou d’un atelier. Avec la montée en puissance de l’industrie au cours du XIXᵉ siècle, encouragée par les États, les réglementations visent à protéger les industriels de ces contestations, et les capitaux toujours plus importants qu’ils investissent. 

Certains scientifiques prêtent même des vertus aux fumées…

Dans la vallée de la Meuse, c’est le cas du médecin hygiéniste Hyacinthe Kuborn, qui considère que les vapeurs de l’industrie seraient susceptibles de protéger les habitant·es des épidémies de choléra. Pour beaucoup d’hygiénistes depuis le début du XIXᵉ siècle, les vapeurs chimiques auraient le pouvoir d’assainir les airs respirés. Les prétendues vertus assainissantes de la chimie furent un motif puissant dans les discours visant à légitimer l’industrie. Plus généralement, c’est une foi grandissante, entretenue par les industriels et les milieux scientifiques, dans les bienfaits supposés de la chimie, des techniques et des sciences, qui permet aussi d’expliquer ce type de discours. 

En quelques décennies, les connaissances scientifiques sur les conséquences de l’industrie ont énormément progressé. Comment expliquer qu’elles n’aient pas donné lieu à davantage de régulation ?

Nous en savons plus, mais nous ne savons pas forcément mieux. Aujourd’hui, par exemple, la toxicologie permet d’analyser les effets d’une substance spécifique sur les organismes. Sauf que nous ne sommes jamais soumis à une seule substance – qui plus est selon les conditions de laboratoire dans lesquelles sont élaborés ces savoirs. C’est pour cette raison que ces sciences-là me paraissent ambivalentes : elles prétendent être précises, mais elles nous détournent des problèmes concrets. Les outils de la régulation des substances chimiques sont porteurs de la même ambiguïté : une valeur seuil, par exemple, ce n’est jamais rien d’autre qu’une autorisation à polluer jusqu’à un certain niveau (lire ci-contre). Ces normes censées nous protéger permettent surtout d’éviter de remettre en question le monde plus large, fait d’industries, d’économie, de sciences, etc., qui génèrent ces situations d’intoxication généralisée.

Dans votre livre, cette volonté de ne pas réguler les industriels se fait contre les habitants : non seulement on ne leur demande pas leur avis, mais, en plus on leur explique que, sans usines, ils seraient au chômage. Est-ce un problème démocratique ?

Je crois qu’il s’agit moins de ne pas réguler les industries que de les réguler de manière à permettre leur développement en les rendant acceptables. Quant au problème démocratique, oui, c’est évident, et pour deux raisons au moins. Tout d’abord, la confiscation scientifique et technique des discours jugés légitimes conduit le plus grand nombre à ne pas se sentir habilité à prendre part à ces questions. Dans nos démocraties représentatives, les questions liées à l’industrialisation des territoires sont essentiellement tranchées par des technocrates et des experts, les publics n’étant au mieux que « consultés ». Ensuite, nos sociétés n’ont pas développé une véritable et consistante culture scientifique et technique, laquelle est indispensable pour se doter des capacités de comprendre les enjeux d’emblée socio-environnementaux de toutes ces questions. 

Presque cent ans plus tard, a-t-on tiré les conséquences de ces événements ?

Absolument pas. Ni d’ailleurs de toutes les catastrophes industrielles qui ont ponctué les XIXᵉ et XXᵉ siècles et dont, pour la plupart, nous ne nous souvenons pas. Je dirais même qu’aujourd’hui la situation s’est largement dégradée. L’industrie n’a jamais autant pollué et consommé de charbon. Et pour cela, les industriels et les États ont, en un siècle, développé ou renforcé toute une panoplie de stratégies qui leur permettent de minorer et de rendre invisibles les dommages qu’ils causent sur la santé des personnes et l’environnement.

Comment s’y prennent-ils, pour invisibiliser les dommages ?

Il existe plusieurs stratégies pour cela, bien documentées par l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie des sciences. La délocalisation des usines, l’invention de dispositifs techniques rendant inodores et incolores les émanations de certaines industries, l’électrification de certains processus industriels ou des modes de transports (reléguant en d’autres contrées les dégâts générés par l’électricité et la production des moteurs électriques), l’enfouissement de déchets, etc. Tout ceci tend à rendre plus difficilement perceptibles les pollutions générées par les processus industriels et les modes de vie qui leur sont associés. Enfin, le fait de nous laisser croire qu’aucun salut n’est possible en dehors de l’industrie et que, d’une certaine manière, il faut bien s’accommoder des pollutions inévitables qu’elle engendre. 

Croit-on encore, aujourd’hui, que point de salut n’est possible en dehors de l’industrie ? 

C’est une question difficile. Nous sommes pris entre, d’une part, une catastrophe climatique et environnementale globale qui indique bien que nos modes de vie industriels sont catastrophiques et, de l’autre, une incapacité collective, largement entretenue par celleux qui nous gouvernent, à imaginer des modes de vie qui se passerait d’une industrie polluante et extractiviste. Les mirages d’une industrie verte et vertueuse étant là pour nous faire oublier qu’il ne peut y avoir d’économie marchande capitaliste sans dévastation environnementale. Alors oui, je crois que nous avons beaucoup de difficultés à imaginer un monde sans cela. Mais difficulté ne veut pas dire impossibilité. Et de nombreux collectifs, activistes et militants, de nombreux travaux académiques ou autres fournissent une matière généreuse pour apprendre à penser, agir, imaginer d’autres mondes possibles. Rien d’évident à cela, mais il nous revient collectivement d’y œuvrer, autant dans le quotidien de nos activités (il ne s’agit pas d’attendre le « Grand Soir ») que dans des moments de lutte plus spécifiques.

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