Le corridor migratoire Inde-pays du Golfe accélère la diffusion des styles de vie énergivores dont les seconds, exportateurs de pétrole, ont fait un modèle. Dans l’État indien du Kerala, où des millions de personnes vivent des salaires envoyés au pays par ceux partis travailler à l’étranger, l’influence du Golfe a fait des climatiseurs « une marque de prestige social ».
Texte et photos : Sebastian Castelier. Ce reportage est issu du deuxième numéro de Fracas.
Vu du ciel, de jour comme de nuit, le détroit d’Ormuz est le théâtre d’un ballet incessant. Les pétroliers et méthaniers s’y succèdent, à la file, pour acheminer vers les marchés de consommations internationaux les hydrocarbures extraits des entrailles du Moyen-Orient. Chaque année, plus de 7,5 milliards de barils de pétrole brut et de liquides pétroliers transitent via ce couloir maritime stratégique, situé à la sortie du golfe Persique. La vaste majorité de ces navires se dirigent vers l’Asie, où les pays du Golfe s’efforcent de stimuler la demande pour leurs combustibles fossiles et dérivés, tels que le plastique et les engrais.
En Inde, déjà troisième plus gros consommateur de pétrole au monde et où les pays du Golfe ont exporté pour 69 milliards de dollars de pétrole et de gaz sur l’exercice fiscal 2021- 22, la demande devrait atteindre 6,7 millions de barils de pétrole par jour en 2030, un quart de plus qu’en 2023. Et le pays le plus peuplé au monde depuis qu’il a dépassé la Chine en 2023 martèle son droit au progrès économique. En amont du 28ᵉ sommet sur le Climat de l’ONU en 2023, deux officiels indiens le résumaient ainsi : les pays enrichis au détriment de l’environnement depuis la révolution industrielle doivent devenir émetteurs nets négatifs de dioxyde de carbone (CO2) pour « permettre aux pays en développement d’utiliser les ressources naturelles disponibles pour leur croissance ».
Un milliard de climatiseurs
Une posture qui soulève la question du type de croissance que la population indienne perçoit comme son modèle de référence. Après avoir passé la bague au doigt de celle choisie par sa famille dans le cadre d’un mariage arrangé, Umar Mukhthar Odungatt, qui travaille à Riyad, partage son projet de vie : « Ma future maison sera climatisée et équipée de tout le confort requis. Je m’y suis habitué en Arabie saoudite et je veux en profiter ici aussi, lorsque je serai de passage au village. La climatisation est bien meilleure que les ventilateurs, qui ne suffisent pas pour se sentir au frais, et en Arabie saoudite tout le monde y a accès, les riches comme les pauvres. Et je veux aussi m’acheter une Ford Mustang. »
Comme lui, les 9 millions d’Indiens qui travaillent dans les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) goûtent à un modèle de société où la consommation d’énergie par habitant est l’une des plus élevées au monde, avant de le répliquer au pays. « Le mois dernier, nous avons vendu 100 climatiseurs en 5 jours suite à une promotion », se réjouit Asif Moolayil, un vendeur d’électronique au Kerala, état tropical pionnier de la migration vers le Golfe dès les années 1970. « Nous avons ouvert ce magasin ici parce que beaucoup gens y sont des travailleurs immigrés dans le Golfe et leurs familles dépensent beaucoup d’argent pour acquérir le ‘kit prestige’ typique du salarié du Golfe : climatiseurs, lave-vaisselle, lave-linge, voitures, téléphones et autres. Ils se sont adaptés au mode de vie du Golfe et ils ne peuvent plus revenir à leur vie d’avant », assure le vendeur.

« Les climatiseurs sont devenus une marque de prestige social. Les épouses des travailleurs du Golfe se vantent d’avoir de grandes maisons climatisées et moquent la nôtre qui ne l’est pas, disant que nous avons l’air pauvres. Ce type de jugement me met mal à l’aise, même si je refuse de climatiser. Au sein de la jeune génération, tout le monde veut acheter un climatiseur, regrette Khadeeja Manithodika, dont le fils travaille en Arabie saoudite, avant d’ajouter : la plupart du temps, c’est la fierté qui parle, pour pouvoir se vanter. C’est devenu une question de dignité. »
Ravi Raman, chargé des questions migratoires et énergétiques au Kerala State Planning Board, un conseil consultatif qui assiste le gouvernement, confirme le phénomène. « Il est tellement démodé de dire que l’on n’a pas de climatiseurs à la maison de nos jours ! », résume-t-il, pointant lui aussi du doigt le rôle clé joué par l’influence culturelle des pays du Golfe sur les travailleurs indiens expatriés.
Depuis 1990, la consommation d’électricité par habitant au Kerala a été multipliée par 3,7. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le nombre de climatiseurs en Inde pourrait être multiplié par 38 d’ici 2050, soit 1,1 milliard d’appareils susceptibles d’engloutir 44 % d’une production d’électricité essentiellement carbonée en Inde – le charbon et le gaz en assurent les trois quarts. « Tout le monde a besoin d’un climatiseur aujourd’hui, dans quelques années tout le monde en aura un ici, affirme Asif Moolayil. L’impact des climatiseurs sur le changement climatique, personne n’en parle ici, c’est un non sujet », ajoute le vendeur d’électronique. Ismail Koradan, marchand de parfums à Dubaï, ajoute : « Nos maisons traditionnelles en briques gardaient les pièces fraîches, mais elles sont démodées, alors nous avons opté pour la maison en béton, qui est chic. Mais elle retient la chaleur, et cela nous force à acheter des climatiseurs. Aujourd’hui, je dirais que nous copions environ 80 % du style de vie du Golfe. »
Copier-coller le loisir carboné
Le souci du paraître ne se limite pas au logement. « Je remplace mes chemises tous les trois mois pour montrer à ma communauté mon niveau de vie. Une manière de m’acheter un certain prestige social », confie Ashiq Kinattingarath, employé dans la province saoudienne de Tabuk, où le Royaume prévoit d’ériger des projets pharaoniques, tel que la première station de ski en plein air du Golfe. « Je suis devenu “un homme de Dubaï”, alors je dois renouveler ma garde-robe régulièrement. Avant, je dépensais vraiment très peu pour les vêtements, j’avais un style très “villageois”. Mais une fois sur place, je me suis dit qu’il fallait que je m’habille comme les gens de là-bas », témoigne Jubair Muhammad Haneefa. Établi dans la ville au gratte-ciel le plus haut sur terre où il travaille dans le secteur assurantiel, il alloue environ 20 % de son revenu à l’habillement. Selon une étude, chaque 1 000 euros additionnels dépensé par un ménage indien accroît de 0,8 tonne son empreinte carbone annuelle, estimée à 6,5 tonnes. En France, ce chiffre s’élève à 4,6 tonnes, par personne. Mais cet écart se réduit sur fond d’ascension de la classe moyenne indienne. Au Kerala, les familles de ceux qui travaillent à l’étranger dépensent un tiers de plus que la moyenne, y compris dans les loisirs, où le Golfe est là encore le point de référence.
« Nous avons un parc à neige au Qatar, alors quand ma femme et moi avons appris que le concept était arrivé au Kerala, nous avons décidé de venir nous amuser. Nous voulons en profiter ! », indique Said Valiyamadayi, un Keralite de 32 ans employé par l’industrie gazière qatarie depuis cinq ans et en visite dans sa ville natale pour les vacances. « Je suis certain qu’il y aura plus de parcs à neige au Kerala dans le futur, les gens viendront y chercher de la fraîcheur lorsque le climat dehors sera trop chaud. C’est un nouveau concept, inspiré des pays du Golfe. Nous voulons le même style de vie qu’eux, parce que c’est confortable », s’enthousiasme-t-il. Sa femme Shifana Valiyamadayi ajoute : « C’est aussi l’occasion de comprendre à quoi ressemble le changement climatique ! Et à première vue, le changement climatique ne pose pas de problème, à l’exception du fait que mon petit garçon ne semble pas trop aimer le froid. »

Sur le toit de ce centre commercial, la neige artificielle cède le pas au vrombissement des karts. « Ce type de loisir est nouveau ici. Nous copions-collons le type de divertissement que nous voyons dans le Golfe. Dans quelques années, je crois que l’offre de divertissement sera la même ici qu’à Dubaï, car nous importons leurs idées », affirme avec joie Muhannas Kunnikkandi, 23 ans, avant de s’élancer. Lui vit à Dubaï avec son père et sa sœur depuis trois ans. À cela, s’ajoute une appétence pour des voitures et des maisons toujours plus grosses, ainsi qu’une consommation accrue de viande. La diaspora établie en Occident acquiert souvent la citoyenneté et s’installe ainsi dans son pays d’accueil, ce qui limite son influence sur les modes de vie en Inde. A contrario, l’octroi de la citoyenneté est rarissime dans le Golfe, forçant les travailleurs à rester liés à leur terre natale, en vue de leur retour au pays après leur « Golfe life ».
« Un jour, le Bihar sera comme le Kerala »
Après avoir conquis le Kerala, les modes de vie carbonés des pays du Golfe se diffusent le long des routes migratoires intra-indiennes. Répliquant le modus operandi de sa région d’adoption, qui délègue toute tâche manuelle à la main-d’œuvre étrangère, le Kerala emploie environ 3,5 millions de travailleurs originaires d’États indiens plus pauvres dans les secteurs que sa population juge comme ingrats.
« La plupart de ces États ont en fait 30 à 40 ans de retard sur le Kerala en termes de développement humain. Parcourir l’Inde, c’est comme voyager dans une machine à remonter le temps. Les différences entre les États sont très, très marquées », analyse Benoy Peter, fondateur de l’ONG keralite Centre pour la migration et le développement inclusif (CMID). Ce contraste fait du Kerala « l’un des États les plus attractifs » pour la migration intra-indienne, selon Benoy Peter. Le salaire moyen dans la construction de 9,5 euros par jour y est le plus élevé d’Inde rurale, et près de 2,5 fois supérieur aux émoluments en vigueur dans l’État du Bihar, où la pauvreté frappe une personne sur trois.
Mais, une fois au Kerala, le processus d’accoutumance aux attributs de la vie carbonée débute. « Par rapport à d’autres États de l’Inde, le Kerala est mieux, en avance. L’une des raisons qui m’a poussé à émigrer ici, c’est de pouvoir profiter moi aussi de ce style de vie. Le Kerala a de super maisons et le niveau de vie y est plus élevé. C’est comme un mini-Golfe ; nous rêvons tous de construire au Bihar ce que nous voyons ici », confie Mohammad Tausif, un imam bihari qui vit au Kerala depuis dix ans.

À Deodha, un village au centre du Bihar, Vineet Kumar Thakur esquisse un sourire gêné face à la maison familiale dont les murs sont faits de paille. Lui est pompiste dans une station essence au Kerala et n’est de passage que pour de courtes vacances dans le logis où vivent ses parents, l’une de ses sœurs et sa grand-mère. Il en profite pour afficher son ambition pour la famille. « Notre prochain projet est de démolir cette maison pour en bâtir une nouvelle, plus grande et mieux équipée », ébauche le jeune homme de 22 ans. « Un jour, le Bihar sera comme le Kerala », espère Mohammad Reyaj, un coiffeur bihari qui travaille dans la ville keralite de Beypore depuis 2014.
Il confie avoir l’intention de quitter le Kerala pour se rendre dans les pays du Golfe où il espère toucher un revenu deux à trois fois supérieur. « Nous sommes nombreux à venir au Kerala pour acquérir de l’expérience pendant quelques années, puis nous partons vers le Golfe », indique-t-il. Le Kerala comme première étape d’une initiation au mode de vie carboné. Dans l’Uttar Pradesh, l’État le plus peuplé d’Inde, Irshad Malik reçoit dans la maison familiale, à 2000 kilomètres du Kerala où son fils travaille comme artisan du bois. « Le Kerala a une vraie influence ici. Lorsque mon fils me rend visite, nous parlons souvent du mode de vie là-bas. Et nous rêvons des choses matérielles qu’ils ont là-bas », indique ce père de famille. Une douce musique aux oreilles des pays du Golfe, qui misent sur la croissance de la demande indienne en énergies fossiles pour y accroître leurs exportations d’hydrocarbures.