Un an et demi après le début du génocide à Gaza, le capitalisme fossile est plus que jamais mêlé à la logique impérialiste occidentale, dont Israël apparaît comme le pivot au Moyen-Orient. Pour l’essayiste et militant écolo Andreas Malm, la destruction de la Palestine n’est pas le « vestige d’une ère coloniale ». Il s’agit plutôt, au contraire, d’un sombre présage pour les populations considérées comme sacrifiables ; au nom d’un ordre pétrolier qu’il faudrait préserver coûte que coûte. Entretien.
Cet entretien est issu du numéro 3 de Fracas. Photo : Dorian Prost.
Dans Pour la Palestine comme pour la Terre, l’année 1840 et la victoire de la Royal Navy britannique sur les troupes ottomanes à Acre (actuelle ville israélienne), apparaissent comme un moment clé. S’agit-il d’un point de départ de l’impérialisme fossile (1) ?
Il peut être tentant de chercher « le » moment précis où tout a commencé. Mais il se passait évidemment des choses avant 1840, et beaucoup d’autres événements ont suivi. L’intérêt de cette période, c’est que l’Empire britannique a été le premier à déployer des bateaux à vapeur lors d’un conflit armé, dans lequel des armes à feu basées sur la combustion du charbon ont joué un rôle stratégique décisif. C’est aussi à ce moment qu’a germé l’idée que les pays occidentaux auraient intérêt à implanter une colonie en Palestine, et qu’elle devrait être peuplée de Juifs. Le rôle de cette colonie serait alors de projeter la puissance impériale britannique au Moyen-Orient.
Pourquoi pensez-vous qu’il est pertinent de dresser des parallèles entre la destruction de la Palestine et celle de la planète ?
On peut aborder ce lien depuis la Palestine. L’idée selon laquelle elle était une anomalie, un vestige de l’ère coloniale, a longtemps persisté. Cette vision de la Palestine comme une sorte d’anachronisme s’est estompée ces derniers temps, et de plus en plus de gens en sont venus à considérer ce conflit avec Israël comme un symptôme, une cristallisation des temps actuels. Le président colombien Gustavo Petro, qui est peut-être le seul bon dirigeant dans le monde aujourd’hui, a par exemple déclaré que ce qu’il se passait à Gaza était ce à quoi les pays du Sud seraient confrontés dans un futur très proche en raison du changement climatique.
Les endroits détruits par des événements météorologiques extrêmes ont tendance à ressembler à la Palestine : les quartiers de Los Angeles, totalement brûlés par les incendies de forêt, rappellent étrangement les camps de réfugiés de Gaza. La destruction crée une scénographie similaire. La Palestine apparaît comme un signe des temps présents, mais aussi de l’avenir qui nous attend. C’est pourquoi, depuis le début du génocide, de nombreux activistes climatiques se sont tournés vers l’activisme pro-palestinien. Et je pense qu’il y a aussi, au sein de l’activisme pro-palestinien, un certain degré d’ouverture à l’idée qu’il y a un lien entre ce qui se passe en Palestine et le climat.

Ce lien, c’est aussi les puissances impérialistes, qui sont impliquées dans l’une comme dans l’autre de ces catastrophes ?
Oui. C’est très concret : l’État d’Israël s’appuie sur les combustibles fossiles qu’il détient et sur leur capacité de destruction, puisque la destruction de Gaza est exécutée en grande partie par des avions de chasse qui fonctionnent avec du carburant livré par les États-Unis. Il y a donc ce pipeline métaphorique de kérosène qui va des raffineries du Texas jusqu’aux ports de l’État d’Israël, et qui est ensuite utilisé pour bombarder Gaza. On peut aussi parler des émissions des armées du monde entier, qui représentent 5 % du total des émissions mondiales rien qu’en temps de paix, soit plus que l’aviation civile (3 %).
Mais l’alliance entre les États-Unis et Israël ne peut être comprise sans tenir compte du rôle du Moyen-Orient, principal fournisseur de pétrole du système mondial… Nous devons éviter les raccourcis qui nous amèneraient à penser que tout ce qu’il se passe est dû au fait que les États-Unis veulent contrôler le pétrole au Moyen-Orient. Mais il n’est pas non plus possible de comprendre la situation au Moyen-Orient sans analyser en profondeur le rôle du pétrole dans ce conflit, un rôle qui charrie tout un tas de contradictions. L’État d’Israël est le principal allié des États-Unis dans la région, certes. Cependant, l’autre pilier principal de la puissance américaine dans la région, ce sont les pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite. Ces dernières années, l’empire américain a tenté d’harmoniser ces deux piliers à travers un processus de normalisation des rapports entre ses alliés. Et l’un des principaux objectifs du 7-Octobre et de l’opération Al-Aqsa était justement d’enrayer ce processus. Malgré cela, l’impérialisme américain, au service duquel Donald Trump semble particulièrement investi, ne démord pas de son objectif. C’est là que la question palestinienne, épineuse, entre en scène. Il est très difficile d’envisager ce rapprochement tout en continuant à détruire le peuple palestinien, puisque cela met le Royaume saoudien dans une position délicate. Ce régime est profondément réactionnaire et ne se soucie pas du tout des Palestiniens, et il n’a aucune légitimité démocratique ou populaire. Mais il y a une contradiction idéologique, car il tire sa légitimité du rôle qu’il s’est attribué de gardien des lieux saints et de créateur de l’Islam. Abandonner les Palestiniens à leur sort et les laisser se faire annihiler tout en faisant la paix avec leurs assassins est en conséquence un peu difficile à avaler. Nous nous trouvons donc dans une situation absurde où l’Arabie saoudite, aussi réactionnaire soit-elle, exerce une influence modératrice sur les États-Unis. C’est au nom de l’impérialisme fossile que les États-Unis interviennent dans la colonisation et dans la destruction de la Palestine, mais c’est aussi au nom d’une alliance avec un État fossile, l’Arabie saoudite, que certains remparts persistent.
« La pauvreté qui prépare les descendants des peuples colonisés à succomber aux coups du changement climatique est une continuation de cette histoire génocidaire. »
Le pétrole suffit-il à expliquer l’implication des États-Unis dans la région ?
Les Etats-Unis pourraient survivre sans le pétrole de l’Arabie saoudite, puisqu’ils en sont le premier producteur mondial. Mais on oublie souvent un autre aspect de la puissance de l’empire américain : celle-ci repose en grande partie sur l’utilisation du dollar comme monnaie mondiale. Si le dollar américain reste la monnaie mondiale, c’est parce qu’il est utilisé dans les échanges commerciaux. Or le pétrole est le produit le plus important du commerce mondial : les États-Unis ont donc tout intérêt à maintenir l’infrastructure fossile coûte que coûte.
Cela signifie également que si nous parvenions à décarboner l’économie mondiale, que nous cessions d’utiliser du pétrole et que nous l’éliminions du commerce mondial, alors toute cette infrastructure s’effondrerait. Une atténuation sérieuse du changement climatique serait donc extrêmement dangereuse pour l’empire américain. C’est une raison structurelle profonde pour l’empire américain de continuer à pomper les combustibles fossiles et à alimenter le commerce du pétrole et du gaz dans le monde.

Pour certaines catastrophes climatiques, comme la tempête Daniel qui a fait plus de 300 morts en une nuit en Libye, vous parlez de « paupéricide », de tuerie de masse causée par le changement climatique. S’il n’y a pas intention directe de tuer, la perpétuation d’un impérialisme fossile mortifère et dont les conséquences sont connues ne finit-elle pas par traduire une forme de volonté ?
Il y a effectivement une zone grise lorsqu’il s’agit de déterminer l’intentionnalité. Pour la Palestine, il est de plus en plus consensuel parmi les juristes qu’il s’agit bien d’un génocide. Lorsqu’on laisse mourir des gens sans s’en soucier, il peut s’agir de quelque chose de légèrement différent, mais c’est une nuance mais il n’y a pas de différence fondamentale, qualitative. Prenons un exemple. L’année dernière, nous avons connu la pire sécheresse jamais enregistrée en Afrique australe. Des millions de personnes sont mortes de faim au Mozambique, en Zambie et ailleurs. Ce n’est pas quelque chose que les investisseurs dans les énergies fossiles ont activement cherché. Ils ne considèrent pas ces agriculteurs du Mozambique comme des gens vils ou des terroristes, et ne tirent certainement aucun plaisir de ces drames. C’est juste qu’ils s’en fichent complètement. Peut-être que cela les touche, je n’en sais rien, mais ils continuent à investir dans les combustibles fossiles, et même de plus en plus. En 2024, les investissements dans la production de pétrole et de gaz ont augmenté de 7 % dans le monde entier. De plus en plus de capitaux sont déversés chaque année dans la production de pétrole et de gaz, malgré toutes ces informations sur les populations du Sud qui meurent des conséquences de cette combustion. S’agit-il donc d’un génocide ? Pas dans sa définition standard. C’est pour cela que j’utilise ce terme de paupéricide : c’est une tentative de désignation de ce meurtre systémique des pauvres – même s’ils ne sont pas ciblés intentionnellement – perpétré par ceux qui investissent dans les énergies fossiles.
Il y a aussi une dimension coloniale…
Tout cela est enraciné dans une structure originellement génocidaire : le colonialisme. Un article récemment publié dans le Journal of Genocide Research (2) affirme que nous devrions élargir la notion de génocide. C’est ce qu’a fait Raphael Lemkin (3), l’homme qui a développé le concept de génocide dans le sillage de l’Holocauste, et qui considérait qu’il était possible d’inclure dans cette notion une grande partie de l’histoire colonial. La pauvreté qui prépare les descendants des peuples colonisés à succomber au changement climatique est une perpétuation de cette histoire génocidaire.
Sur la question climatique, vous avez par le passé, notamment dans l’ouvrage Comment saboter un pipeline, suggéré des modes d’actions, incité à la résistance. Face à la situation en Palestine, quelles formes de solidarités internationales, quel positionnement encourageriez-vous ?
Dans Comment saboter un pipeline, quelques tactiques sont justement tirées de la résistance palestinienne, qui a saboté des oléoducs à de nombreuses reprises. Il existe un incroyable répertoire d’options tactiques dans l’histoire palestinienne. Mais nous sommes dans un environnement politique complètement différent, et il ne s’agit pas d’imiter ce que font les Palestiniens.
En termes de solidarité à l’égard des Palestiniens depuis les pays occidentaux, j’ai pu observer différentes tentatives intéressantes. Comme l’occupation israélienne dépend d’un approvisionnement constant en ressources provenant des pays occidentaux, des mouvements de solidarité ont tenté d’interrompre ces flux. A Copenhague, par exemple, une action de masse a récemment visé une compagnie maritime danoise pour tenter de l’empêcher de livrer des armes à Israël. Les intérêts israéliens peuvent être ciblés de diverses manières, notamment par le boycott. Plus globalement, ne pas avoir peur de s’engager et de se prononcer clairement en faveur des luttes anticoloniales en tant que militant climatique est un bon point de départ. C’est ce qu’a fait, par exemple, Greta Thunberg, qu’on a pu voir en première ligne d’une manifestation contre l’envoi d’armes à Israël. Ses prises de positions et sa trajectoire qui tente d’échapper à un cloisonnement purement climatique sont de bons signaux.
« Ce qu’il se passe actuellement à Gaza est ce à quoi les gens seront confrontés dans les pays du Sud dans un avenir très proche, en raison du changement climatique »
Avec la défense d’un léninisme écologique, vous vous placez en contradiction avec une part de l’écologie politique, plutôt de tradition anti-étatiste, libertaire, ou décentralisatrice. Alors que les États et puissances fossiles sont de plus en plus solidement liés, pensez-vous encore qu’il faut réhabiliter l’État au service d’une révolution écologique ?
Oui ! Je vais donner quelques exemples. À la fin du mois d’octobre, de terribles inondations ont tué plus de 200 personnes à Valence, en Espagne. Des centaines de milliers de manifestants ont attaqué le gouvernement de droite, à juste titre, pour ne pas les avoir aidés et pour avoir laissé des gens mourir. Je pense qu’il s’agit des premières émeutes climatiques du monde occidental : un événement climatique extrême a poussé les gens à se révolter contre les autorités. Je comprends évidemment ce qu’ils ressentent, mais personne n’a fait le lien entre ces événements et la production de combustibles fossiles. En Espagne, Repsol, l’un des géants mondiaux du pétrole et du gaz, ne cesse d’accroître sa production et ses investissements, et personne ne s’en est pris à lui.
Le léninisme écologique signifierait, tout d’abord, d’essayer de remonter, dans ces moments de désastre, du symptôme à la cause. Il ne s’agit donc pas seulement de s’en prendre aux autorités qui ont failli à leur devoir de protection, mais plutôt de s’attaquer aux moteurs de ces catastrophes. C’est le principal défi stratégique : comment, en période de catastrophe, diriger la colère contre la source du problème ? En 1917, Lénine considérait que la guerre n’était qu’un symptôme. Et que pour y mettre fin, il fallait s’attaquer à ses causes profondes, à savoir le pouvoir de la classe bourgeoise. Il fallait en conséquence écarter la classe capitaliste, dont les intérêts commandaient le maintien de la guerre, du pouvoir d’État. Rechercher la paix impliquait dès lors de renverser le régime : cette idée était au centre de la politique bolchevique léniniste mais aussi de celle de Rosa Luxemburg en Allemagne. C’est de ce type de raisonnements dont nous avons besoin aujourd’hui.
Pour en venir au rôle de l’État : je pense que si nous envisageons vraiment de fermer les entreprises et de mettre un terme aux investissements fossiles, l’État est le seul acteur qui en ait le pouvoir suffisant. Un État essaie aujourd’hui de le faire : la Colombie de Gustavo Petro, qui vient de la gauche léniniste. Les gens associent parfois le léninisme à une insurrection armée et à une dictature, mais le cas colombien dément cette idée : à la suite d’une révolte qui a secoué le pays entre 2018 et 2019, Petro est devenu le premier président de gauche du pays avec un mandat populaire. Lors de sa campagne électorale, il a promis de commencer à fermer l’industrie des combustibles fossiles, et c’est ce qu’il fait à son arrivée au pouvoir. Aucun nouveau permis d’exploration pétrolière n’a été délivré en Colombie, une mesure radicale si l’on compare la situation à celle d’autres pays. Cela signifie que l’industrie pétrolière colombienne est condamnée à disparaître. Il est donc possible d’avoir un gouvernement qui remporte une élection démocratique et qui décide de stopper l’industrie fossile. Pour moi, c’est du léninisme écologique en pratique. Vous allez à la racine du problème et vous utilisez le pouvoir de l’État, gagné démocratiquement, pour l’attaquer. C’est un phénomène unique dans le monde d’aujourd’hui, et il devrait nous inspirer bien davantage.
(1) L’impérialisme caractérise la domination et le contrôle exercés historiquement par certains États sur d’autres. Il inclut la volonté d’expansion, le contrôle des ressources et les conquêtes violentes de territoires qui se sont multipliées lors des vagues de colonisation. Dans un contexte post-colonial, il se poursuit notamment par des mécanismes de domination économique et technologique, mais aussi fossile. On parle d’impérialisme fossile pour évoquer cet aspect de la domination, par le pillage des ressources pétro-gazières et l’oppression des plus vulnérables qui en résultent, perpétuant les inégalités structurelles et aggravant la crise climatique.
(2) Shira Klein, « The Growing Rift between Holocaust Scholars over Israel/ Palestine », Journal of Genocide Research, 8 janvier 2025.
(3) Procureur puis avocat, juif et intellectuel, Raphael Lemkin (1900-1959) fuit la Pologne en septembre 1939 face à l’invasion allemande. Il se réfugie à Stockholm, où il collecte toutes les traces de l’administration nazie dans les zones occupées. C’est à partir de ces documents qu’il rédige quelques mois plus tard son livre Axes Rule in Occupied Europe, dans lequel il propose pour la première fois la notion de génocide. La définition qu’il en donne pointe bien sûr la Shoah, mais aussi les crimes coloniaux.