13 février 2025

IA « frugale » : le nouvel enfumage

Alors que se déroulait cette semaine de sommet de Paris sur l’intelligence artificielle, son impact écologique est colossal. Une impasse à laquelle certains opposent la possibilité d’une technologie «frugale». Décortiquons leurs arguments.


De tous les problèmes que posent l’IA, il y en a un, et pas des moindres, qui nous intéresse à Fracas : son impact écologique. Et encore, « problème » est un doux euphémisme. Quelques données :

→ D’ici l’année prochaine, la consommation électrique de l’IA devrait dépasser celle du Japon ;

→ l’intégration de l’IA à une requête Google, ce qui n’est qu’une question de temps, devrait multiplier par 10 son impact ;

→ les data centers sur lesquels reposent l’IA pourraient, en France, mobiliser la puissance de cinq à sept réacteurs nucléaires d’ici 2030…

À tout problème sa solution, et nos technologues chevronnés en ont une : développer une IA « frugale ». Pour cela, plusieurs arguments que l’on passe en revue.

1. «Les progrès technologiques vont rendre la technologie sobre»

    La première technique consiste à parier sur les gains d’« efficacité » auxquels on pourrait parvenir dans l’utilisation de ces technologies. Cette ritournelle réchauffée mille fois peut s’appuyer sur l’actualité : le concurrent chinois de ChatGPT, DeepSeek, serait parvenu à des résultats similaires avec 50 fois moins de puissance. L’absence de preuves laissent nombre d’observateur circonspects, mais peu importe : en matière de progrès technologique, l’important c’est d’y croire. D’ailleurs, les géants des technologies y croient dur comme fer, à cette IA efficace et frugale. Tellement fort, que Microsoft va faire construire un réacteur nucléaire pour son usage exclusif, tandis que Google a décidé de faire disparaître la neutralité carbone de ses engagements (ainsi que l’engagement de ne pas développer des IA pouvant servir à des fins militaires).

    Comme l’histoire des déploiements technologiques passés n’a cessé de nous le rappeler, ces gains supposés en efficacité ne pèseront finalement rien devant ce qu’on appelle les effets rebonds, ou paradoxe de Jevons : l’IA sera tellement utilisée, dans tellement de nouveaux secteurs, créant tant de nouveaux usages, que l’impact global sera démultiplié, annulant tous les gains péniblement obtenus.

    2. «Il faut développer un usage éthique de l’IA»

      Le deuxième argument vient pallier les insuffisances du premier. Si l’innovation technologique ne peut pas tout, alors il faut être raisonnable dans l’utilisation que nous faisons de l’IA. Ne mobilisons que l’IA là où c’est nécessaire, quand c’est nécessaire, en suivant tout un ensemble de bonnes pratiques. C’est la position des décideurs, et plus généralement de tous les intellectuels officiels. La France veut ainsi s’imposer comme le champion de l’IA frugale, concept qu’elle a mis à l’honneur au sommet organisé le 10 et 11 février au Grand Palais. La dernière invention gouvernementale, l’Ecolab, est chargée de piloter cette démarche. Trop contraignant ? Pensez-vous. Plutôt « une approche raisonnée et durable » qui doit enjoindre entreprises, collectivités et particuliers à interroger leurs besoins en termes d’IA et l’utiliser avec « parcimonie ». Nouvelle charge mentale en vue pour les « consom’acteurs ».

      Il semble que l’évolution plus que toxique des réseaux sociaux n’a en rien échaudé les tenants de cet argumentaire. Pourtant, on se demande bien comment, dans des sociétés qui mettent la compétition économique au-dessus de toute autre considération, avec des politiques qui ne veulent pas « décrocher dans la course à l’IA » au niveau international et des médias complètement hallucinés par ces technologies, les entreprises seront incitées à les utiliser de manière sobre et responsable.

      D’ailleurs, l’argument paraît bien hypocrite quand on lit que le ministère considère « la durabilité » comme un « facteur de compétitivité ». Autrement dit : la soi-disant frugalité n’est qu’une simple spécialisation à développer dans la course au déploiement de l’IA.

      3. «La révolution de l’IA sera au service de la transition écologique»

        Là encore, on n’a pas peur des disques rayés. Après nous avoir servi et réchauffé les fantasmes de la smart city pendant une décennie, avoir déroulé le tapis rouge à des évangélistes de la « troisième révolution industrielle » où le numérique permettrait d’économiser ressources et énergie, voilà que l’IA va réussir là où le numérique a échoué.

        Ainsi, selon la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher, « grâce à l’IA, les agents chargés des autorisations environnementales gagnent un temps précieux et travaillent avec plus de sérénité ». Ces mêmes agences que son gouvernement menace de supprimer. « Pour Météo-France : avec un supercalculateur ultra-performant – que nous allons financer cette année – la précision des prévisions météo sera multipliée par 3, voire par 6. Un vrai plus pour mieux anticiper les intempéries, surtout les inondations. » Météo-France, dont un tiers des effectifs a été supprimé en 15 ans. On imagine que la liste de tous les bienfaits de l’IA continuera de s’étoffer et justifiera toujours plus de coupes dans les budgets et de saignées dans les rangs des agences environnementales et météorologiques.

        En ce qui concerne l’IA et l’écologie, on retiendra surtout  la volonté du gouvernement américain de la déployer pour détecter les mots et les contenus interdits dans tous les projets financés par le gouvernement fédéral. Comme par exemple : « changement climatique », « émissions de gaz à effet de serre » ou « justice environnementale ». Prodigieuse technologie que l’IA, en passe de ringardiser le Ctlr+F. 

        Reste désormais à savoir quelle position adopter, en tant qu’écolo cohérent et conséquent, vis-à-vis de l’IA. Et pour cela, la critique écolo ne peut se contenter de s’en prendre à la gabegie de ressources et d’énergie que ces technologies vont générer. La vraie question serait donc plutôt : veut-on d’un monde avec l’IA ? Veut-on d’un monde où tout est fait pour « gagner du temps pour » plutôt que d’un monde qui « prend le temps de ». Veut-on d’un monde où l’humain, peu à peu remplacé dans ses tâches, finit par n’être qu’un subalterne des machines possédées par des oligopoles, honteux et humilié devant la prétendue perfection de ses créations ? Peut-être le slogan du moment devrait-il être, comme à Notre-Dame-des-Landes à propos de l’aéroport : « contre l’IA et son monde » ?

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