Un lien existe entre la saturation de l’espace public par l’obsession migratoire et la négation de la catastrophe écologique. C’est que la désignation obsessionnelle de parasites sert l’unique promesse de la droite radicalisée : continuer à vivre comme avant. Ou comment le grand remplacement entend éteindre le grand réchauffement.
Un article de Youness Bousenna issu du deuxième numéro de Fracas. Illustrations : Asis Percales.
Il y a deux façons d’interpréter le programme environnemental de Donald Trump. La première est de le lire dans un sens littéral. Et de constater que le président milliardaire ne mentionne qu’une seule fois la question écologique en affirmant vouloir «déchaîner l’énergie américaine». La seconde est de postuler que la crise climatique y est, paradoxalement, partout : de l’engagement à «mener la plus grande opération de déportation de l’histoire américaine [sic]» en expulsant des millions d’immigrés à celle de «renouer avec le rêve américain» en bâtissant «la plus grande économie de l’histoire». Cette seconde interprétation consiste alors à dire qu’en politique, les stratégies d’occultation en disent souvent plus que les déclarations tonitruantes.
Telle est en tout cas la piste suggérée en 2019 par un éditorialiste de l’hebdomadaire allemand Die Zeit, à propos de l’AfD : avec l’intensification de la catastrophe écologique, l’extrême droite glisserait «du parti de la peur vers le parti du soulagement» car, en niant le changement climatique, «il libère les gens de la pression du changement. Avion, viande et moteur à combustion – plus aucun problème !»
Dans son essai Fascisme fossile (La Fabrique, 2020), le Zetkin Collective s’appuie sur cette analyse pour formuler une hypothèse. «L’extrême droite offre la possibilité aux gens de continuer à vivre comme ils l’ont toujours fait, en s’épargnant les conflits psychiques croissants du négationnisme implicatoire [soit la non-réaction à une situation dont la gravité est connue] dans un monde toujours plus chaud», écrit ce groupe de chercheurs.
La promesse de la non-contrainte
Les obsessions – islam, immigration – qui saturent l’espace public en France, aux États-Unis ou en Allemagne, et l’invisibilité de la question écologique, à l’heure où les catastrophes se multiplient, entretiendraient un lien organique.
Le philosophe Michel Feher ajoute une brique en décelant, dans ce caractère, «l’attraction particulière qui singularise l’extrême droite» : la promesse de la non-contrainte. Entre une gauche qui veut redistribuer et une droite libérale qui insiste sur la prise en main de chacun, l’extrême droite promet de laisser l’électeur continuer à… faire ce qu’il veut. Ce qui implique de déporter la source des problèmes sur des parasites, érigés en obstacle au bonheur et à la prospérité, et dont le parti promet de se débarrasser une fois au pouvoir. «L’extrême droite déplace l’anxiété climatique sur l’immigration, mais aussi sur des parasites d’en haut, les élites qui veulent vous interdire la voiture et la viande», analyse Michel Feher, qui a déployé cette grille de lecture dans l’essai Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement national (La Découverte, 2024).

De l’Inde à la Hongrie, toutes ces droites extrêmes partagent un même horizon : «le soulagement par l’épuration des nuisibles», souligne Michel Feher. Si carbofascisme et écofascisme se distinguent sur le plan conceptuel, le philosophe constate que, dans les faits, «les contradictions se gèrent au moyen d’une division des tâches».
La variante carbofasciste s’occupe des parasites d’en haut (en démantelant les administrations environnementales, en nommant des ministres issus des majors pétrolières…) tandis que l’écofascisme fournit le discours de pureté ethnique qui justifie la fermeture des frontières. Ce mélange expliquerait les contradictions historiques de l’extrême droite, voyant dans les juifs à la fois des banquiers et des communistes, ou chez les migrants des fainéants en même temps que des voleurs de travail.
La menace verte
Ce vide doctrinal se traduit par un constant «éloge du bon sens», souligne Michel Feher. Éric Zemmour en avait fait un mot-clef de sa campagne en 2022, tandis que le programme de Donald Trump débute sur ce slogan : «L’Amérique d’abord : un retour au bon sens.» Ce bon sens s’incarne dans un autre mot fétiche, celui de «frontière», dont la protection est censée tout régler. «Il existe une pulsion d’ordre écologique dans l’épuration, la destruction des mauvaises herbes comme des nuisibles», observe Michel Feher.
Cette purification autour d’une clôture touche à un affect profond, collectif comme individuel. Dans La Pelouse de l’Amérique en guerre (B2, 2011), l’historienne de l’architecture Beatriz Colomina montre comment un travail de propagande massif a eu lieu aux États-Unis dans les années 1940 et 1950 pour élaborer le mythe du carré de pelouse individuel. Cette «guerre du gazon», menée à grand renfort d’insecticides, était à la fois présentée comme une mission patriotique et une «image de l’abondance américaine», preuve de la supériorité de son mode de vie.
L’habitat pavillonnaire, historiquement poussé par la droite, stimule autant l’instinct propriétariste qu’il élabore un mode de vie fondé sur la clôture. «Le lotissement, c’est une forme urbaine fermée sur elle-même, […] utopie comme lieu clos, séparé du reste, indépendant», souligne l’écrivaine Fanny Taillandier dans la revue Urbanités (2015). Éric Zemmour promettait en 2022 une «France de propriétaires», et Donald Trump de rendre à nouveau possible «le rêve de l’accession à la propriété». La chimère d’une clôture purifiée est autant celle du grillage de sa propriété que de la frontière qui protège la nation. Cette inquiétude fut transcrite en termes écologiques par le célèbre article de Garrett Hardin (1915-2003), «La Tragédie des communs», paru dans Science en 1968, où ce biologiste américain soutient que la clôture est le seul moyen d’entretenir les ressources naturelles, dont le libre accès conduirait à la surexploitation et in fine à l’épuisement.

La frontière comme rempart infranchissable et désinfecté s’articule avec la grande angoisse structurant l’imaginaire de l’extrême droite, celle d’une submersion extra-occidentale – et d’abord musulmane. «Le vert des Verts correspond, comme par hasard, au vert de l’islam», lançait Éric Zemmour en 2020 sur Cnews : éoliennes et minarets, même combat ! Dans Le Loup et le Musulman (Wildproject, 2021), l’anthropologue libano-australien Ghassan Hage soutient que la crise écologique et la crise raciale, dont l’islamophobie est l’expression saillante, sont le produit d’une «seule et même crise, une crise inhérente au mode dominant d’habitation du monde».
Ainsi, le loup comme le musulman, représentent à la fois «l’ingouvernable» et «l’indomesticable», ce qui exciterait des «tendances exterminatoires» lorsque la paranoïa d’une invasion migratoire est enclenchée. Cette pulsion réactive correspond, aux yeux de Michel Feher, à un retournement historique, selon lequel l’Occident serait passé d’un «racisme d’arrogance» le conduisant à vouloir civiliser le reste du monde, à un «racisme de ressentiment» mû par la «pulsion phobique de stopper son déclin».
La préhistoire de cette chute pourrait avoir une date : 1973. Cette année-là, le choc pétrolier provoqué par les pays arabes en représailles au soutien occidental à Israël stoppe brutalement la société d’abondance des «Trente glorieuses». Le grand théoricien postcolonial Edward Said (1935-2003) y décèlera les prémices de l’islamophobie contemporaine. Alors que l’Arabe/le musulman était jusque-là absent des médias, cette attaque du confort occidental réactive une peur ancestrale de soumission par l’islam. «Le monde musulman parut sur le point de répéter ses conquêtes passées, l’Occident tout entier sembla ébranlé», écrit Said dans L’Islam dans les médias (1981).
L’idée que le choc pétrolier serait un tournant de l’histoire contemporaine nourrit d’ailleurs la thèse préfigurant celle du «grand remplacement». Dans Eurabia. L’axe euro-arabe (2007), l’essayiste Bat Ye’or soutient que 1973 initie un projet de domination arabo-musulman de l’Europe. En creux, cette paranoïa souligne une association au cœur du monde mental carbofasciste : le triptyque énergie fossile – blanchité – supériorité. Le Zetkin Collective avance que ce triangle naît dès la révolution industrielle avec le charbon, lorsque la «production historique de la blanchité» a émergé de «l’articulation entre énergie et race». Une supériorité revendiquée, qui serait même d’ordre eschatologique.
« God, Guns, Trump »
Du Brésil de Bolsonaro à l’Amérique de Trump, le carbofascisme est porté par un tsunami évangélique qui enrobe ces dirigeants d’une aura prophétique. Des membres du Zetkin Collective ont enquêté sur l’implantation politique du courant évangélique dans la «pétro-province» canadienne de l’Alberta, s’intéressant à la puissante organisation d’extrême droite Take Back Alberta, dont le discours qualifié de «populisme extractif» associe de façon organique foi, pétrole et liberté. Ce «théo-nationalisme» fonctionne sur une «fracture manichéenne», souligne cette étude 1. Celle-ci distingue un peuple «associé à une conception théologiquement fondée de la liberté» ; et des élites mondialistes cherchant à utiliser l’État pour écraser les libertés individuelles, érigeant ainsi leur combat en «lutte cosmique entre le bien et le mal».

Du «Drill, baby, drill» martelé par Donald Trump à l’affirmation au soir de sa victoire que «Dieu m’a sauvé la vie […] pour sauver notre pays», l’association entre hégémonie blanche, élection divine et supériorité énergétique est partout. Jusqu’à se retrouver dans un objet fétiche : l’automobile, point de rencontre entre pétrole et liberté, défendue par l’extrême droite comme l’allégorie de la vie à l’occidentale. «La voiture, et sa défense, sont l’expression ultime du mode de vie impérial», remarque le Zetkin Collective dans une récente analyse consacrée à cette question 2 . Celle-ci souligne l’intrication entre défense de la voiture comme marqueur identitaire et haine de l’écologie : «C’est par cette chaîne d’équivalence – une identification totale du « peuple » au carbone – que l’anti-environnementalisme devient l’ultranationalisme, et vice versa. […] « Vous ne nous remplacerez pas » devient « vous ne remplacerez pas les combustibles fossiles ».»
Le géographe Jason Henderson proposait en 2006 le concept d’«automobilité sécessionniste 3» pour évoquer ce mode de vie fondé sur la séparation physique d’avec les nuisances et les menaces, en particulier les étrangers. Le Zetkin Collective y ajoute une hypothèse : «Au xxiᵉ siècle, le SUV est devenu le véhicule favori de l’automobilité sécessionniste.»
La radicalisation de la voiture en SUV accompagne l’émergence d’un carbofascisme, qui va à présent gouverner la première puissance mondiale. Michel Feher décèle dans sa logique un nihilisme fondamental : «Tout discours fasciste, misant sur la régénérescence par l’épuration, est in fine un discours suicidaire. À l’image du nazisme voulant à la fois s’étendre et s’épurer, l’extractivisme déchaîné du « Drill, baby, drill » nous conduit tous dans le gouffre.» Comme si l’électorat de Trump se préparait déjà au massacre, un slogan a été décliné par milliers sur les casquettes et les tee-shirts de campagne. Celui-ci tient en trois mots : «God, Guns, Trump.»
- «Taking Alberta Back : Faith, Fuel, and Freedom on the Canadian Far Right», Religions, octobre 2024. ↩︎
- «The Great Driving Right Show», Salvage, septembre 2024. ↩︎
- «Secessionist automobility : Racism, anti-urbanism, and the spatial politics of automobility in Atlanta, Georgia», International Journal of Urban and Regional Research, juillet 2006. ↩︎