27 janvier 2025

Cara New Daggett : turbofascisme recherche pétromascus

Violence au volant, courses de monster trucks, célébration des travailleurs du pétrole et du forage de la terre… « Fore, bébé, fore ! », clame même Donald Trump, nouveau président priapique de la première puissance mondiale. Et si cette fierté identitaire, à la fois hostile et provocatrice, était le signe d’une « pétromasculinité » appelée au secours de « pétrocultures » mises en difficulté par les impératifs écologiques ? C’est la thèse défendue par l’historienne de l’énergie et écoféministe Cara New Daggett.

Un entretien réalisé par Philippe Vion-Dury issu du deuxième numéro de Fracas. Illustration : Maria Jesus Contreras

Cara New Daggett est professeure en sciences politiques à l’université Virginia Tech. Elle a consacré son premier ouvrage, The Birth of Energy (non traduit), à une généalogie de la notion même d’énergie. Son second ouvrage, Pétromasculinité. Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministes, a été traduit aux éditions Wilproject (janvier 2023).


En quoi la catastrophe écologique se pose-t-elle aussi comme une question de masculinité ?

L’ordre patriarcal est la clef pour comprendre le problème du réchauffement climatique. Les cultures issues des combustibles fossiles, ou « pétrocultures », lient étroitement le niveau de vie à l’expansion énergétique illimitée. Cette dernière, quand bien même elle serait menée à coups de planification énergétique solaire ou éolienne, devient en conséquence l’objectif ultime à poursuivre. Cette recherche d’une énergie toujours plus abondante est problématique en ce qu’elle s’est appuyée historiquement sur la domination sexuelle et raciale pour fonctionner.

C’est là l’intérêt d’une critique écoféministe : expliquer comment l’exploitation du monde non-humain et celle des corps féminisés et racialisés sont liées. Une relation patriarcale à la nature dévalorise la vie ainsi que les activités de la « nature », des corps des femmes et des populations racisées en les traitant comme des ressources de base considérées comme gratuites ou bon marché, vouées à être exploitées et, idéalement, mises au travail. Le genre et la race ont pour fonction de faire apparaître cette exploitation comme fondée biologiquement, créant ainsi une fausse binarité entre la reproduction – les processus cycliques de la vie, qui tendent vers la stase ou la décomposition – et la production. Par exemple, les empires occidentaux ont historiquement, et jusqu’à aujourd’hui, justifié leurs ingérences en qualifiant les autres cultures de primitives et féminisées, en les présentant comme des modes de vie figés, davantage connectés à la nature et ayant besoin d’un « développement » en direction d’une culture plus productive.

Peut-on dire que, paradoxalement, la montée en puissance de la critique écologique nourrit celle de l’extrême droite ?

Dans la mesure où la crise climatique remet en question l’ensemble du système extractif, met en lumière sa violence et inspire une résistance radicale envers celui-ci, elle peut être ressentie comme une menace pour un mode de vie et une vision du monde qui se perçoit comme juste et bonne. 

« La pétromasculinité en a fini avec l’hypocrisie du libéralisme »

C’est assez évident dans les mouvements d’extrême droite aujourd’hui. Aux États-Unis, la droite associe misogynie, racisme et soutien aux énergies fossiles. Mais souvent, la misogynie – par exemple, l’interdiction de l’accès à l’avortement aux États-Unis – est traitée comme une question distincte de l’adhésion de la droite aux intérêts pétroliers et gaziers.

Par exemple, les médias se demandent si les électeurs se soucient davantage des questions relatives aux femmes, à l’économie ou à l’énergie, comme s’il s’agissait de problèmes différents. Or, ces questions sont liées. Ce n’est pas une coïncidence si elles ont tendance à être mentionnées ensemble dans les mouvements de droite. L’extraction d’énergie est justifiée par une vision du monde qui nécessite d’exploiter et de contrôler la reproduction, les métiers du soin et de la maintenance, afin que toute cette énergie puisse être mise au service de la production et du profit. La pensée raciste et antiféministe est nécessaire pour justifier ce système extrêmement violent, pour expliquer pourquoi certaines personnes, certains travaux et certains corps humains et non humains y ont moins de valeur que d’autres.

Existe-t-il une différence de nature entre les énergies fossiles et les énergies renouvelables pour que les premières soient si étroitement liées à la masculinité blanche et à l’impérialisme ?

C’est une question complexe. L’énergie est souvent analysée en tant que combustible, mais il serait préférable de considérer l’énergie comme un système socio-technique, comme le font les spécialistes de la technologie. Je veux dire par là que tout combustible requiert un système d’extraction, d’approvisionnement et de consommation spécifique pour être mis à profit, et qu’il l’est par ailleurs dans le cadre d’une culture particulière, d’un ensemble de croyances sur la bonne manière dont la vie et le travail devraient être organisés et valorisés.

Les combustibles fossiles présentent plusieurs caractéristiques particulières, dont notamment une grande densité énergétique (une grande quantité d’énergie stockée dans un petit volume, ndlr), le fait que l’extraction et le transport du charbon nécessitent beaucoup de main-d’œuvre (ce qui a donné du pouvoir aux mouvements sociaux susceptibles de menacer l’approvisionnement), ou encore une localisation géographique particulière et des besoins en transport et en main-d’œuvre pour ce qui est du pétrole et du gaz. Ces caractéristiques ont déterminé les cultures et la conception des systèmes d’exploitation des combustibles fossiles. Les pétrocultures qui en résultent – et qui associent le bien-être à une expansion énergétique illimitée – sont dès lors étroitement liées à ces matériaux particuliers que sont le charbon, le pétrole et le gaz en tant que combustibles.

Mais cela ne signifie pas pour autant que passer à d’autres sources d’énergie mette automatiquement un terme à cette pétromasculinité…

Certes, certaines caractéristiques du solaire et de l’éolien, en particulier le fait qu’ils soient moins denses, ou bien que leur approvisionnement ne soit pas constant mais intermittent, les rendent moins aptes à répondre aux besoins du capitalisme fossile, à notre système économique qui s’appuie avant tout sur des énergies fossiles bon marché et illimitées pour faire du profit. Pour autant, le solaire et l’éolien sont aujourd’hui développés à l’intérieur même des pétrocultures et du capitalisme fossile.

« Le solaire et l’éolien peuvent tout aussi bien être développés conformément à une relation patriarcale à la nature »

De plus, les pétrocultures peuvent être décalquées sur les systèmes solaires et éoliens, même si ceux-ci peuvent imposer certaines modifications. Et ils ne remplaceront pas nécessairement les combustibles fossiles, si ces derniers contribuent toujours à répondre à la demande d’énergie illimitée – c’est la politique énergétique « tous azimuts » qu’adoptent les Démocrates américains.

Donc oui, le solaire et l’éolien peuvent tout aussi bien être développés conformément à une relation patriarcale à la nature et ils ne sont pas, pas plus qu’aucune autre énergie, une condition suffisante pour atteindre justice et durabilité.

Notre dossier prend au sérieux l’hypothèse du « fascisme fossile » (ou carbofascisme). Pensez-vous que ce concept soit pertinent, et que la menace soit réelle ? 

Pertinent oui, et j’ai d’ailleurs commencé à écrire sur le fascisme fossile et son lien avec la pétromasculinité pendant la première présidence de Donald Trump. La menace est réelle, même si le fascisme du xxiᵉ siècle aux États-Unis sera très différent des fascismes du xxᵉ siècle. Je souligne ce point parce que le « fascisme fossile », tout en étant lié aux combustibles fossiles, peut également être appréhendé dans la continuité de systèmes de violence impériale antérieurs non-fossiles. Le capitalisme fossile émerge au xixᵉ siècle, mais la violence de l’extraction des ressources par les Anglo-Européens était déjà vieille de plusieurs siècles à ce moment-là. La récurrence du fascisme est à la fois propre à chaque lieu, à chaque époque, à chaque ensemble de conditions matérielles, mais elle est aussi le fruit de cette politique moderne sous-jacente d’extraction planétaire. Par extraction, j’entends ici la manière dont le profit capitaliste est accumulé en exploitant les corps et l’énergie sans réciprocité.


Quel rôle pourrait jouer le fantasme pétromasculin dans la montée en puissance de ce fascisme fossile ?

Il convient d’adopter une approche décoloniale de l’étude du fascisme. Aimé Césaire a soutenu, en 1950, l’existence d’un « effet boomerang » qui explique comment la violence de l’empire, la cruauté et l’oppression dont l’Europe a tiré bénéfice pendant des siècles, a fini par pourrir le noyau moral de ces nations, et est « remontée » au coeur de l’Empire. Césaire considérait le nazisme comme un phénomène de ce type : non pas comme une rupture, un événement unique dans l’histoire, mais comme une conséquence de la violence impériale, apparaissant cette fois en Europe même. L’admiration déclarée d’Hitler pour la violence impériale des États-Unis, et en particulier pour le génocide des indigènes américains dans le but d’étendre leur territoire et d’exploiter davantage de terres, met en lumière ce lien.

Ce que Césaire souligne, c’est l’ampleur de la violence et de la cruauté nécessaires au projet colonial. Cette violence est souvent éloignée géographiquement et psychologiquement de ceux qui en bénéficient, mais il s’agit d’une distance ténue et instable. Césaire est conscient que la société qui opprime le paiera d’une dégradation, quand bien même cette société nie sa complicité ou détourne le regard de la violence qu’elle inflige : cette violence peut très bien revenir en « boomerang ». Ou bien, dans le cas d’un État colonisateur et esclavagiste comme les États-Unis où la violence a été présente et proche géographiquement, celle-ci peut s’étendre et s’intensifier en prenant des formes nouvelles.

Le fantasme pétromasculin est une forme de déni. En réalité, il s’agit même d’une sorte de bravade, de provocation : on se sent mieux en embrassant la violence plutôt qu’en la dissimulant hypocritement, et la pétromasculinité conçoit la violence comme un projet juste. La droite dénonce l’hypocrisie du libéralisme et de sa politique énergétique « tous azimuts » – après tout, la production pétrolière américaine a atteint un record sous l’administration Biden, et Kamala Harris n’a pas hésité à aller jusqu’à célébrer la fracturation hydraulique. Pourquoi ne pas simplement célébrer le pétrole et le gaz, dit la droite – et la misogynie aussi, parce qu’après tout, on ne peut pas soutenir une énergie illimitée et ses profits sans beaucoup de violence à l’encontre des corps des femmes et de la nature ?

La pétromasculinité en a fini avec l’hypocrisie du libéralisme sur ce front également, avec l’idée que nous pourrions poursuivre la croissance matérielle et l’accumulation massive de profits tout en, on ne sait comment, découplant ça des dommages environnementaux et sociaux qu’elles causent.

Comment interprétez-vous la victoire de Donald Trump à la lumière de votre concept de pétromasculinité ? Quel rôle cela a-t-il joué dans son discours et dans la mobilisation de son électorat ?

Les deux premiers axes du rapport « Project 2025 », qui présente un plan pour l’administration Trump, sont, d’une part, la « famille » – ils entendent par là la réduction de l’accès à la santé génésique (l’ensemble des soins liés à la contraception, à l’avortement, à la stérilité, à la grossesse et à l’accouchement, NDLR) et des législations anti-trans et anti-queer – et, de l’autre, l’accélération de l’utilisation des combustibles fossiles. Le rapport passe d’une demande à l’autre sans expliquer comment elles sont liées dans leur idéologie, mais leur primauté et leur proximité dans le rapport sont révélatrices. En bref, les plans du « Project 2025 » débutent par une promesse d’intensification de la pétromasculinité.

Celle-ci était omniprésente dans cette élection, même si elle était parfois moins évidente parce que le climat et l’énergie n’étaient pas vraiment à l’ordre du jour comme ils l’étaient en 2020, lorsque la gauche a fait pression sur la campagne de Biden pour en faire une question centrale.

La misogynie de la campagne de Trump était partout, en revanche, et l’accès à l’avortement et aux soins de santé reproductive considérés comme des problèmes clés de l’élection. Une fois de plus, les médias n’ont guère eu l’impression que cette misogynie était liée aux promesses faites en coulisses à l’industrie pétrolière et gazière de leur fournir tout ce qu’elles voulaient en échange de financements de campagne. L’industrie pétrolière et gazière a rédigé des projets de décrets prêts à être signés par Trump, notamment pour annuler la suspension de l’octroi de nouveaux permis d’exploitation du gaz et obtenir davantage d’accès pour forer sur les terres et dans les eaux fédérales.

Au lendemain des élections, des débats ont lieu pour savoir si l’économie ou les questions relatives aux femmes ont été les facteurs les plus déterminants pour les électeurs, comme s’il s’agissait de choses séparables, distinctes. Le parti démocrate, et le libéralisme en général, ont largement contribué à cette séparation entre « l’économie » d’un côté et le racisme et le sexisme de l’autre. Seuls les universitaires et les militants de gauche, qui n’ont pas eu leur mot à dire dans cette élection, insistent sur ces liens.

Le concept de pétromasculinité semble fonctionner parfaitement dans un contexte américain, peut-être parce que ce pays est le plus grand extracteur d’hydrocarbures de la planète, avec un passé de conquêtes et un empire planétaire. Pensez-vous qu’il soit approprié dans un contexte européen, où l’extrême droite est également en hausse, mais qui ne peut néanmoins pas prétendre être une puissance fossile pour le siècle à venir ?

Il faut considérer la pétromasculinité comme l’une des manières qu’ont les pétrocultures de se défendre. La pétroculture reste très pertinente dans le contexte européen, dans la mesure où l’objectif reste la poursuite d’une expansion énergétique illimitée. En revanche, c’est ici qu’il devient important d’introduire le concept de « masculinité écomoderne », développé par l’universitaire suédois Martin Hultman.

L’écomodernisme est un mouvement qui croit que l’innovation technologique peut dissocier la croissance de la production énergétique, de l’utilisation des matériaux et de l’accumulation des profits, des atteintes à l’environnement qu’elles engendrent. L’écomodernisme est un mouvement spécifique de techno-optimistes, mais il désigne aussi un état d’esprit et une croyance plus larges, qui sous-tendent la plupart des plans de transition énergétique. La critique écoféministe est toujours pertinente dans le sens où l’écomodernisme continue de traiter la nature – ainsi que le travail du care, de la réparation et de la reproduction – comme un ensemble de ressources à utiliser, à gérer, et dont on peut se servir comme d’un dépotoir.

« Masculinité écomoderne et pétromasculinité partagent des hypothèses communes sur le sens de l’action et du travail »

Depuis que j’ai écrit sur la pétromasculinité, c’est la question que l’on me pose le plus souvent : quel est le lien avec la masculinité écomoderne ? Il y a deux points importants à souligner. Le premier est de savoir si finalement la masculinité écomoderne ne pouvait pas être considérée comme une forme de pétromasculinité, dans le sens où son désir d’énergie illimitée est né à l’époque du capitalisme des combustibles fossiles.

Le second point consisterait à replacer ces différentes formes dans une histoire politique plus longue, qui remettrait en question l’opposition supposée entre les régimes libéraux et autoritaires. Alors que les masculinités écomodernes et pétrolières s’identifient parfois comme des opposants politiques (libéralisme contre fascisme, en quelque sorte) et ont des styles esthétiques et affectifs différents (un aspect cool et lisse contre un visage violent, insolent, couvert de suie), une perspective historique montre qu’elles sont en réalité profondément enchevêtrées. Masculinité écomoderne et pétromasculinité partagent des hypothèses communes sur le sens de l’action et du travail, par opposition à la prétendue stase et à l’interdépendance que supposerait la nature.

En gardant cette histoire à l’esprit, la migration de quelqu’un comme Elon Musk, qui est passé du statut de chouchou de l’action climatique à celui d’avocat du trumpisme, n’est guère surprenante. Plutôt que de traiter Musk comme un autoritaire refoulé qui a trahi son libéralisme antérieur, cette histoire suggère que l’oscillation dissonante entre le libéralisme et l’autoritarisme, cette sorte de monde-miroir de la psychologie capitaliste (pour reprendre l’expression récente de Naomi Klein1, a longtemps accompagné le projet d’expansion et d’extraction mondiales.


📚Le livre : Pétromasculinité, Du mythe fossile patriarcal aux systèmes énergétiques féministes – Wildproject, 13 janvier 2023, 196 pages, 12 €.

  1. Naomi Klein, Le Double. Voyage dans le monde miroir, Actes sud, 2024. ↩︎

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