Mark Zuckerberg, patron du groupe Meta, multiplie les marques de soutien au camp présidentiel et assied, après Musk, Bezos ou encore Cook, la trumpisation de la Silicon Valley. Mais la tendance ne touche pas que les milliardaires de San Francisco : des petits patrons de la tech à la fachosphère, les liens se resserrent à tous les échelons.
Une chronique d’Irénée Régnauld issu du premier numéro de Fracas. Illustration : photo promotionnelle de la série Silicon Valley, HBO, 2014.
Irénée Régnauld est consultant spécialiste des technologies numériques et co-auteur d’Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space (La Fabrique, 2024). Il a cofondé le collectif de réflexion technocritique Le Mouton numérique et tient, depuis 2014, le blog Mais où va le web ?.
On aurait tort de croire que le technofascisme s’arrête aux portes de la Silicon Valley. Certes, chaque jour nous régale du fanatisme des « Tech Bros » et de leurs argentiers du capital-risque, jamais lassés de réinventer l’État-nation dans un entre-soi défiscalisé sur une île paradisiaque ou une hypothétique planète lointaine.
Mais à trop scruter les gros poissons, on rate les petits. Le technoradicalisme a de longue date sauté les haies de la banlieue de San Francisco et l’extrême droite toute entière, du plus gros facho au nazillon ceinture blanche, est acquise aux magies du technosolutionnisme. Retour sur un florilège.
Jacqueries accélérationnistes chez les « gros fachos »
Octobre 2023. Une décennie après l’affaire Snowden et autant de critiques produites à l’égard d’une aristocratie du clavier aveugle à ses responsabilités, le technofascisme se rebiffe. L’inénarrable Marc Andreessen, investisseur, milliardaire, « père fondateur » de la Silicon Valley selon certains, publie le « Manifeste techno-optimiste » : un brûlot technosolutionniste sous forme d’ode au progrès. Le mantra : « accélérer », c’est-à-dire intensifier le capitalisme et se fier pour le reste à un darwinisme des idées, qui sélectionnera les meilleures. En fin d’article, une liste de saints patrons techno-optimistes (Jeff Bezos en premier) et d’ennemis désignés : principe de précaution, décroissance, stagnation.
Le récit technomessianique d’Andreessen peut sembler anecdotique. Pas vraiment. L’agenda défendu fait mouche : réveiller les Reaganomics, programme ultra libéral du Président américain éponyme. Les effets sont sonnants et trébuchants : Andreessen se fend d’un soutien « significatif » à Donald Trump, principalement dans l’idée d’influencer une régulation favorable aux crypto-actifs. Pas si loin, Elon Musk promet quant à lui de verser mensuellement la bagatelle de 45 millions de dollars par semaine au miraculé, via le « comité d’action politique » America PAC.
Technonationalisme made in France
Les gros poissons masquent les petits, disions-nous. En France, les patrons de la tech sont plus discrets. L’opportunité d’une victoire du Rassemblement national (RN) en a toutefois décomplexé quelques-uns. On les avait vus venir. Côté pile, Laurent Alexandre, urologue de formation, fondateur de Doctissimo, « ami de GPT4 », qui trouve Jordan Bardella « très mûr » , d’ailleurs « les deux hommes déjeunent ensemble régulièrement ». Peut-être y évoquent-ils l’idée de renvoyer les migrants de Lampedusa en Afrique « par la force militaire ». Côté face, Thomas Fauré, patron du réseau social français Whaller et proche du média Souveraine Tech, lancé par son ancien directeur de la communication, Bertrand Leblanc-Barbedienne. En mai 2024, ce dernier organise un colloque au cours duquel un intervenant du « Nouvel essor français » se lâche sur l’immigration et les vaccins. Tollé en ligne.
L’événement est, là encore, tout sauf anecdotique. Si l’on ne peut décemment pas mettre dans le même sac les passions transhumanistes de l’urologue et le combat pour une technologie souveraine (tendance nationaliste) du fondateur de Whaller, les faits sont têtus : de cocktails en tables rondes, une partie de la tech française fricote avec un RN devenu techno-sympathique.
Le sociologue Théo Bourgeron résume parfaitement la situation au média AOC : les partis d’extrême droite croissent quand ils confortent les intérêts dominants. Et le fonds souverain de 500 milliards d’euros proposé par le RN n’y est pas pour rien. Aux États-Unis comme en France, on se prépare donc au renvoi d’ascenseur, et on ne prend plus la peine d’avancer masqué.
L’insoutenable créativité des « petits fachos »
Le tableau resterait incomplet si l’on ne mentionnait pas ce qui se trame dans les douves du web, loin des petits fours, où sévit la plèbe technofasciste. Tout en paradoxes d’ailleurs. Car si l’extrême droite est, des engrais chimiques aux fusées nazies1, historiquement pieds et poings liés aux progrès des technosciences, elle doit aussi composer avec un électorat en quête d’ennemis intérieurs, qu’ils soient arabes, noirs, femmes, LGBT+, etc. Un créneau occupé par Thaïs D’Escuffon, ancienne du mouvement islamophobe Génération identitaire reconvertie en influenceuse YouTube. Entre deux opérations « anti-migratoires », la jeune femme délivre des leçons de sagesse aux « incel »2 et tire au fusil à pompe sur Tinder. Mais n’invite pas pour autant à désinstaller l’app : à la fin des fins, il s’agit juste de réhabiliter la figure de la « trad wife » (femme au foyer) et la virilité masculine, occidentale de préférence.
Il ne faudrait pas se méprendre. Il n’y a pas, à l’extrême droite, de critique des technologies qui ne vise pas directement à défendre des idées racistes ou débiles. C’est même plutôt l’inverse. La fachosphère a trouvé dans les intelligences artificielles dernier cri de quoi illustrer ses fantasmes les plus vils, comme le rapportait une enquête de StreetPress : images factices de femmes blanches agressées par des étrangers, « invasions migratoires » aux portes de l’Europe, « des choses qu’on ne trouve pas sur les banques d’images » mais qu’on livre en pâture aux petits fachos connectés, non contents d’employer les outils des gros fachos pour leurs basses œuvres. La boucle est bouclée.
- Lire le livre d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin, Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, La Fabrique, 2024. ↩︎
- Issu de la contraction de l’expression involuntary celibate (célibataire involontaire), le terme incel désigne une mouvance sur internet composée d’hommes imprégnés d’idéologie misogyne et viriliste. ↩︎