16 octobre 2024

Carol Sibony : «L’enjeu écologique est lié à la reprise des outils de production des mains des patrons»

Après plusieurs mois de grève contre le géant de l’agro-business InVivo, les travailleurs de Neuhauser ont arraché cet été la réintégration de leur représentant syndical CGT Christian Porta, licencié illégalement, et fait condamner l’entreprise à lui payer plus d’un demi-million d’euros. S’il a pu pour cela compter sur le soutien de son syndicat, il a aussi bénéficié de celui d’organisations écologistes, comme les Soulèvements de la terre ou Extinction rébellion. « Il y a une répression similaire à l’égard des militants écologistes et des représentants syndicaux qui rend naturel notre rapprochement », expliquait ainsi un membre de Greenpeace à Reporterre.

Réalisé aux côté des grévistes dans le quotidien de la lutte par la cinéaste Carol Sibony, le documentaire « S’ils touchent à l’un d’entre nous » retrace ce combat et ouvre la discussion sur les méthodes à adopter face à la répression patronale, les alliances et solidarités nécessaires entre enjeux climatiques et luttes du monde du travail.


« S’ils touchent à l’un d’entre nous » raconte la lutte victorieuse des travailleurs de l’usine Neuhauser de Folschviller contre les tentatives de licencier le délégué syndical CGT Christian Porta. Que s’est-il joué entre février et août 2024, qu’est-ce qui rend ce combat important, aussi hors de l’enceinte de l’usine ?

On peut placer le point de départ au moment de la mise à pied de Christian Porta, élu syndical de la CGT Neuhauser. Neuhauser, c’est une boulangerie-usine industrielle en Moselle, rachetée par le géant de l’agrobusiness InVivo, qui détient des ports céréaliers, Gammvert… c’est une multinationale de la pollution aussi, qui produit des pesticides, qui a des intérêt dans les mégabassines

En février, Christian Porta est convoqué à un entretien et mis à pied en vue d’un licenciement pour « harcèlement envers la direction ». C’est-à-dire qu’il a fait son travail de syndicaliste : il a trop demandé d’augmentations de salaires. La convocation a eu lieu juste avant le lancement d’une grève à l’occasion des négociations annuelles obligatoires. C’est alors une bataille de plus de six mois qui démarre, et qui finira par une victoire spectaculaire de Christian et tous ses soutiens contre la direction de Neuhauser et surtout contre le groupe InVivo. C’est aussi ce qui donne cette ampleur : on ne parle pas d’un petit patron mais d’une multinationale, et les attaques ont été principalement menées par Sébastien Graff, DRH monde de InVivo, qui en a fait une affaire personnelle. Il voulait couper la tête du syndicat, qui entravait son désir de devenir l’Amazon de l’agroalimentaire. 

Immédiatement après la mise à pied de Christian Porta, l’usine débraye. Il faut alors un plan de bataille, médiatiser au niveau national, monter une caisse de grève… Tout un travail de sensibilisation est mené dans l’usine pour faire comprendre que l’attaque contre Christian les concernait tous, que c’était aussi un test de la direction pour voir jusqu’où ils pouvaient aller. Face à la mobilisation, la hiérarchie fait tout pour isoler Christian, intimider les travailleurs avec des menaces de fermeture, des huissiers présents 24h/24 qui épient les gestes des uns et des autres.

« On parle d’une multinationale qui veut couper la tête du syndicat car il entrave son désir de devenir l’Amazon de l’agroalimentaire »

Un mois après le licenciement, l’inspection du travail rend son avis qui invalide la décision de la direction en pointant qu’il n’y a aucune raison légitime de le licencier et de l’empêcher de mener son mandat syndical. La direction ignore cet avis, ce qui les mène aux Prud’hommes. Le jugement est rendu en mai et ordonne la réintégration de Christian. Ce à quoi la direction répond par une mise à pied instantanée : complètement délirant, il venait d’être réintégré et ne pouvait donc pas avoir commis de faute grave. Ça montre aussi le niveau de radicalisation du patronat qui se fiche d’être dans l’illégalité… La deuxième audience des Prud’hommes rendra son verdict début août et finira par faire plier la direction, condamnée à réintégrer Christian et à lui verser une astreinte d’un demi million d’euros.

Pendant tout ce temps, il y a eu une énorme mobilisation, c’est une bataille qui a été menée sur tous les fronts : juridique, avec les avocates Elsa Marcel et Savine Bernard qui ont travaillé avec beaucoup d’ardeur ; financier, avec une caisse de grève pour permettre à tout le monde de ne pas lâcher et politique avec tout un volet de stratégies, de sensibilisation, de discussion, de prise de conscience collective. Tous ces éléments en font une grande victoire qui dépasse les frontières de Folschviller. 

Qu’est-ce qui t’a menée à documenter la lutte des Neuhauser, comment ton projet et la présence de la caméra ont-ils été reçus sur place ?

Christian Porta est un camarade, on est tous deux militants à Révolution Permanente. Je suis venue avec l’idée de faire des capsules vidéo pour dénoncer les calomnies de la direction, montrer ce qu’il se passait vraiment sur le terrain.

Mais assez vite, j’ai été frappée par la combativité des Neuhauser et le cadre de l’usine, à l’endroit de l’ancien puit minier Furst de Folschviller. En arrivant, on voit cette grande tour marteau rouillée, qui servait à l’extraction, vestige de l’ancien carreau de la mine de charbon. Cet espace est particulier matériellement. On y voit que ce n’est pas juste une lutte locale, qu’elle représente la continuité ouvrière, la continuité de l’histoire des luttes. 

« Il faut se rappeler qu’il y a à peine trente ans, des luttes ultra radicales étaient menées à deux pas de Saint-Avold »

Dans le Grand Est, les pratiques ont complètement changé, il y a aujourd’hui un usage systématique de l’intérim, de contrats à la semaine, pendant un an, deux ans… Pendant tout ce temps, si la direction trouve que tu te rapproches de gens pas fréquentables, ton contrat peut ne pas être renouvelé. Ça participe à l’atomisation de la classe ouvrière au sein des usines, dans des endroits qui étaient des bassins ouvriers très politiques. Aujourd’hui, en Moselle, l’extrême droite est ultra-présente, dans la circonscription de l’usine, le RN est passé au 1er tour des législatives… C’est tous ces enjeux et cette histoire qu’on voit quand on regarde l’usine Neuhauser, et c’est ce qui m’a donné envie d’aller plus loin. 

C’est une question centrale qui a animé ce documentaire, au travers de Christian Porta, de ses actes et ses mots : celle de la mémoire, savoir se rappeler qu’il y a à peine trente ans, il y a avait des luttes ultra radicales à deux pas de Saint-Avold, que c’est ici aussi qu’il y a eu les premiers rapprochements entre syndicats et Gilets jaunes. Dans le documentaire, il y a une séquence, le 24 mai, où on voit un cordon de cadres empêcher Christian d’entrer dans l’usine, avec des gendarmes, etc. Il faut se rendre compte que quelques mètres en dessous, il y a probablement déjà eu des accidents mortels, les grands parents des travailleurs passaient leurs journées cinquante mètres sous leurs pieds. C’est un lieu qui condense matériellement ces enjeux-là. D’un point de vue cinématographique, c’est une matière importante. 

Et au delà de ça, c’est le caractère extrêmement combatif de la section locale qui a fait évoluer mon travail, ce sont des militants très politiques dans leur syndicalisme. Cette manière de s’organiser politiquement sur son lieu de travail n’est malheureusement pas majoritaire, surtout dans l’agroalimentaire, alors que le lieu de travail devrait être central dans la politisation. Et d’ailleurs, c’est ce qui fait peur à la direction, qui déjà repart à l’attaque avec un licenciement et des procédures disciplinaires sur des travailleurs qui se sont mis en grève pour Christian.

Pour ce qui est de la réception de la caméra dans la lutte, j’ai eu à cœur de leur montrer, en cours de route, une version très minimale du documentaire. Ils ont pu découvrir le ton, le regard que je posais en tant que réalisatrice sur leur lutte. J’ai l’impression que ça a été important pour eux, pour se saisir d’eux-mêmes comme sujets politiques, alors que jusque-là, certains se mettaient un peu en retrait, étaient très présents et combattifs mais n’osaient pas trop parler.

Ce documentaire raconte une victoire, ça en fait aussi un outil de mobilisation, une matière à penser, à gagner. Comment a-t-il été reçu lors des premières projections-débats ? 

C’est un film-outil qui donne de l’énergie, parce qu’on a peu de récits de victoires ouvrières si actuelles. Le film sort à peine deux mois après la bataille, avant qu’elle soit décantée. Ça permet de tirer des bilans, observer quels sont les outils pour maintenir la combativité, la caisse de grève, les discussions politiques au milieu de la bataille locale, ça rappelle le caractère général, le côté exemplaire. 

On a pu le constater lors des premières projections qu’on a faites, chaque séance amène des discussions politiques, sur la place de l’intervention de militants révolutionnaires, la question du plan de bataille, de comment accompagner, compléter l’outil qu’est la grève et qui ne suffit pas face à des multinationales qui ont les moyens de tenir très longtemps.

Ça a donné lieu à des discussions sur l’écologie aussi : Christian Porta a été invité à des conférences par les Soulèvements de la terre, par les Amis de la Terre, GreenPeace et XR ont été présents dans la lutte… C’est important de penser ces convergences entre syndicalistes et écolos face à un patronat qui réprime les deux, qui produit des pesticides, etc. Ce sont les deux faces de la même pièce. Ce documentaire a aussi vocation à accompagner la construction de nos rapports de force, à ne pas voir ces moments comme de simples alliances de circonstance. 

Qu’est-ce qui permet de croire que ce ne sont pas des alliances de circonstance, de penser de concert enjeux ouvriers et écolos ?

Les « écoles de guerre », pour reprendre Lénine, comme peuvent l’être ces luttes-là, sont exemplaires pour faire avancer ces alliances, les penser et qu’elles se pérennisent. C’est aussi batailler pour une stratégie à la hauteur face à la répression syndicale, à l’heure où il manque clairement d’un plan de bataille national sur ce terrain. Les espaces d’auto-organisation portés par les travailleurs en lutte ouvrent ces perspectives.

Quand on est face à des entreprises ultra polluantes, dans la catastrophe écologique mondiale qu’on est en train de vivre, les ouvriers sont les premiers à subir les conséquences. Ce sont eux qui vont se baigner dans les rivières où les entreprises déversent leurs déchets, eux qui respirent l’air pollué aux gaz toxiques rejeté par une raffinerie.

« L’enjeu écologique est totalement lié aux conditions de reprise des outils de production des mains des patrons »

Si on parle de la Moselle, énormément de travailleurs étaient il y a quarante ans dans les mines. Peu d’entre eux sont encore vivants, car ils ont attrapé des maladies liées au charbon. Les travailleurs ont tout intérêt à investir les questions écologiques. Et c’est dans les moments de lutte que ces questions peuvent être mises en avant. L’enjeu écologique est terminal, et totalement lié aux conditions de reprise des outils de production des mains des patrons, pour que ce soient les travailleurs eux-mêmes qui décident de ce qu’on produit et comment. 

L’alimentaire, c’est un tiers des émissions carbone dans le monde. Mais si on regarde produit par produit, les émissions sont très faibles. Dans un monde où les usines seraient expropriées des patrons et où la façon dont on produit serait décidée par les travailleurs, il y a pas mal de choses à inventer. La surproduction est colossale, non pas pour les besoins, mais pour les profits. Il serait possible de penser une production qui réponde aux besoins de la population.

La question du désastre environnemental, à la fin, est inextricable de la question de qui produit et pourquoi, et ça ne peut pas être un impensé des espaces écolos. La lutte des Neuhauser, les soutiens et alliances qui ont permis de gagner, permettent de poser ces questions politiques et stratégiques avec une victoire dans le rétroviseur. 


Pour voir « S’ils touchent à l’un d’entre nous » partout en France, le calendrier des projections est à retrouver ici.

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