1 octobre 2024

Sarah Cohen : pour une Sécurité sociale de l’alimentation

Sarah Cohen est agronome et ingénieure de recherche à l’Inrae. Elle coécrit avec Tanguy Martin De la démocratie dans nos assiettes – construire une Sécurité sociale de l’alimentation, paru aux éditions Charles Léopold Mayer en mai 2024.

Elle coordonne également Caissalim, la caisse d’alimentation de Toulouse, qui s’inspire de la proposition de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) portée par le Collectif national pour une SSA. Leur idée : une extension du régime général de sécurité sociale, avec une nouvelle branche qui serait financée par une cotisation sociale et permettrait d’allouer un budget de 150 euros à tous les résidents en France, dédié à une alimentation conventionnée. Le conventionnement – un ensemble de critères de production, transformation et distribution prenant en compte les enjeux sociaux, environnementaux, climatiques et économiques des systèmes alimentaires – serait décidé par les citoyens de manière démocratique.


Le constat de départ que vous amenez dans De la démocratie dans nos assiettes est celui de l’insécurité alimentaire en France. Qui est concerné, à quoi peut-on l’imputer ?

Parmi les principales causes, on trouve en premier lieu la précarisation de la population, avec des dépenses contraintes qui font que la part consacrée à la nourriture est très faible, de plus en plus de personnes ne mangent pas à leur faim, ne mangent pas ce qu’elles aimeraient manger. C’est entre 2 et 5 millions de personnes en France qui ont recours à l’aide alimentaire, un chiffre qui est monté à 8 millions au moment du Covid. Si on prend l’année 2021, 22 % des foyers avec enfants sont dans une situation de précarité alimentaire.

Pour résumer, les gens ont de moins en moins de revenus, les dépenses contraintes sont de plus en plus élevées, et à cela s’ajoutent des causes conjoncturelles, comme l’inflation liée à la guerre en Ukraine. 

Votre appel pour une Sécurité sociale de l’alimentation part aussi de la paupérisation de celles et ceux qui font partie de la chaîne de production alimentaire, d’un système global de l’alimentation qui dysfonctionne. Comment penser ces enjeux conjointement ?

On pose trois constats. Premièrement, comme nous le disions, le système alimentaire ne permet pas de nourrir toute la population de manière satisfaisante. Ensuite, les paysans ne sont pas rémunérés dignement, tout comme les caissières, les personnes qui travaillent dans la logistique, etc. Et troisièmement, on est en train de détériorer nos conditions de vie sur Terre de manière préoccupante.

Depuis des années, des politiques essaient d’y répondre, mais de façon très cloisonnée : d’un côté des subventions pour les agriculteurs, des millions à l’aide alimentaire, des millions pour dépolluer les eaux… ça ne fonctionne pas, parce que c’est tout le système alimentaire qu’il s’agit de refonder. 

Du côté de l’agriculture, le problème majeur est la marchandisation des denrées alimentaires qui sont devenues un bien comme un autre dans le système capitaliste, sur lequel on peut spéculer. Les agriculteurs se retrouvent à ne pas du tout être maîtres de leur prix de vente, avec des coûts de revient quant à eux assez contraints. Si on est dans une agriculture très conventionnelle, intensive, on est dépendant des pesticides, des machines, etc. Si on est dans une petite agriculture paysanne, les produits peuvent apparaître de prime abord plus chers pour les consommateurs.

Lorsque les agriculteurs ne sont pas maître du prix de vente, soit parce qu’ils ont des multinationales en face d’eux, soit simplement parce qu’il n’y a pas de marché, en raison de la précarité des citoyens qu’on évoquait en premier lieu, ils se rémunèrent à des taux horaires ridicules (quand ils se rémunèrent).

C’est toutes ces raisons qui vous mènent à défendre l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation. Comment fonctionnerait-elle ?

Pour répondre de manière globale aux enjeux alimentaires, des conditions de travail à ce qu’on trouve dans nos assiettes en passant par la question environnementale, il faut un système national, macroéconomique. 

Quand on commence à penser de manière globale, apparaissent des contradictions par exemple entre des formes d’alimentation accessibles et la rémunération des travailleurs. Pour y répondre, il faut qu’il y ait des débats dans la société, il ne peut pas y avoir des mesures autoritaires comme ce qui a été fait avec l’augmentation des taxes sur les carburants qui a suscité une grande colère et été le point de départ du mouvement des Gilets jaunes. Il y a des enjeux de justice sociale qui doivent absolument être pris en compte, les décisions doivent être prises de manière démocratique. 

« Il faut un système national, arrêter de compartimenter les réponses à un problème global »

La Sécurité sociale de l’alimentation se base sur le régime général de sécurité sociale qui a permis de créer un droit à la santé en France et de donner le contrôle de ce droit aux citoyens via leurs représentants syndicaux. 

On voit donc que ça existe, pourquoi ne pas s’appuyer sur ce régime général qui permet d’avoir des retraites, d’être aidé en cas d’accident du travail, d’avoir droit à des allocations familiales, etc. ? L’idée est de l’étendre et d’en allouer une branche à l’alimentation ; qui serait dédiée à toutes les personnes qui vivent en France, quelle que soit leur nationalité. Le montant, défini aujourd’hui à 150 euros par le collectif national de la Sécurité sociale de l’alimentation, serait fléché vers une alimentation choisie de manière démocratique.

Je viens d’évoquer deux premiers piliers : l’universalité, tout le monde a le droit à ce budget là, il ne s‘agit pas d’une politique dédiée à une partie de la population ; et la démocratie, c’est à dire que la communauté ait pu choisir ce qu’elle souhaitait pour son alimentation, en connaissance de cause – cela s’associe à une période de formation, de partage de connaissances. Et enfin, le troisième pilier, c’est celui du financement par de la cotisation sociale, à l’instar de la branche santé créée en 1946. 

Des expérimentations locales qui s’inspirent de la SSA existent déjà, notamment Caissalim à Toulouse, que vous coordonnez. Comment ça se passe ?

Ce sont vraiment des expérimentations, car à cette échelle, on doit aller chercher des financements, on ne touche que des personnes qui sont volontaires, ce n’est donc pas une sécurité sociale de l’alimentation. Mais ça permet déjà de pratiquer cette démocratie alimentaire au sein de groupes d’habitants.

Il y a un peu plus d’une dizaine d’initiatives en France et je coordonne celle de l’aire toulousaine depuis deux ans. Il y a quatre groupes indépendants, à l’échelle de quartiers ou de petites villes. Une première phase est dédiée à la rencontre, puis une autre à la formation, ensuite on passe à l’organisation et là, ayant passé toutes ces étapes, pour deux caisses sur les quatre, les participants vont à partir d’octobre cotiser et recevoir leur bouquet alimentaire à dépenser au sein du réseau de professionnels qu’ils ont choisi. 

On peut déjà constater que ça suscite de l’intérêt, que ce soit chez des personnes qui se posaient au préalable des questions sur l’alimentation, l’environnement, la rémunération des agriculteurs ; chez celles qui sont en situation de précarité… ça parle forcément, et on voit de plus en plus de personnes se pencher sérieusement sur le sujet. 


Pour aller plus loin : De la démocratie dans nos assiettes, Sarah Cohen et Tanguy Martin, ECLM, 2024.

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