Et si, plutôt que de faire converger des luttes disparates, on travaillait à rapprocher des groupes hétérogènes par leurs revendications et leurs actions autour d’objectifs communs ? C’est l’ambition que porte la stratégie de la composition qui essaime sur les terrains de lutte écolo.
Une poignée de naturalistes, une bande de chasseurs et une rangée de CRS sont dans une forêt… L’histoire commence comme une blague, mais elle est pourtant tout à fait sérieuse. À Loulle, dans le Jura, les mondes de l’écologie et de la chasse, souvent présentés comme incompatibles, se sont unis contre un ennemi commun : un projet de centrale photovoltaïque qui menace la forêt du village. Anaïs*, membre des Naturalistes des terres, se souvient du soir où l’union s’est jouée : « Marc, l’un des chasseurs, nous a invités chez lui, il avait préparé un repas à base de viandes qu’il avait chassées lui-même. De son côté, je crois qu’il essayait de nous montrer qu’il n’était pas un affreux chasseur ; du nôtre, qu’on n’était pas des caricatures de militants écolo intransigeants. » Marc, professeur de mathématiques au collège et chasseur de longue date, abonde : « Ils avaient une approche en douceur, pédagogique, festive, qui m’a beaucoup plu. En tant que chasseurs, on connaît cette forêt par cœur. On a pu leur montrer où trouver certains animaux pour faire la liste des espèces protégées qui vivent sur le territoire, et où se situaient les sources d’eau menacées par les panneaux, ça leur a fait gagner du temps. »
Les points de tension entre les deux mondes ne manquent pas : les riverains, qui n’ont pas tous la fibre écolo chevillée au corps, n’ont pas l’habitude des manifestations qui débordent ; les naturalistes, issus pour la plupart d’un milieu plus militant, n’apprécient guère les réunions sans modérateur où la voix est donnée à celui qui parle le plus fort. Mais, depuis bientôt deux ans, l’attelage chemine, apprend à se connaître, et monte en puissance au fil des rencontres.
Jeter les rancunes à la rivière
La situation de Loulle est un bel exemple d’une stratégie d’alliances qui se répand dans les mouvements sociaux et environnementaux ces dernières années : la composition. Là où la convergence des luttes appelle différentes contestations sociales à converger sous une même bannière, avec un objectif et des revendications communes négociées au préalable, la composition fait plutôt le pari de fédérer des collectifs aux intérêts, provenances sociales, cultures politiques et modes d’action différents, en laissant une liberté d’action à chacun en vue d’un objectif commun.
« La stratégie de la composition ne date pas d’hier, mais elle est aujourd’hui mieux théorisée et mise en pratique par les groupes en lutte », souligne Victor Vauquois, co-fondateur de Terres de luttes, une association qui anime différentes organisations investies dans les luttes locales. Depuis une dizaine d’années, c’est notamment autour de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, puis avec le mouvement des Soulèvements de la terre, que la composition a été pensée et réfléchie en profondeur.
« Une lutte locale a besoin de réunir un maximum d’alliés très vite, parce qu’elle s’oppose souvent à un projet qui passe en force »
— Victor Vauquois, Terres de luttes
« Certains moments historiques, qui amènent à jeter les rancunes à la rivière, favorisent le recours à cette stratégie », poursuit Victor Vauquois. Notre moment historique, outre la percée de l’extrême droite qui a catalysé les unions antifascistes, est marqué par l’intensification de la répression des mouvements écologistes et la neutralisation des résistances par l’accélération de la mise en œuvre des projets écocidaires (réduction du délai pour les recours, pour les enquêtes publiques, etc.). « Une lutte locale a besoin de réunir un maximum d’alliés très vite, parce qu’elle s’oppose souvent à un projet qui passe en force, témoigne Victor Vauquois. À Terres de luttes, on lui conseille généralement de chercher des arguments susceptibles de convaincre chaque groupe d’acteurs potentiels. » Les associations de parents d’élèves ne seront pas forcément impliquées pour les mêmes raisons que l’union libertaire locale, mais toutes deux peuvent s’entendre sur un même objectif.
De compositions locales et éparses surgit parfois un motif national qui lie les points entre eux, comme autour de l’opposition aux projets routiers : « Lors de la réunion de création de notre coalition, nous nous sommes rendu compte qu’à travers tous nos territoires, les projets contre lesquels on s’opposait reposaient sur une même logique, pointe Romain*, de La Déroute des routes. Se regrouper autour de la demande d’un moratoire contre ces projets est alors apparu comme une évidence. » Damien**, membre de la coalition Stop Greendock, contre un projet de centre logistique en région parisienne, remarque que la forte présence de syndicats et d’ouvriers dans sa lutte a forcé les militants à « prendre le social en compte, pas seulement dans les discours, mais aussi dans les actes, et dans la manière de penser et de faire les actions ».
Unité dans la diversité
Le mouvement contre les mégabassines, particulièrement représentatif de cette stratégie de composition, a su mêler à la fois les associations écologistes opposées à une infrastructure de maladaptation au réchauffement climatique, les riverains inquiets de l’assèchement des rivières et des marais, les militants anticapitalistes qui refusent de voir de l’argent public mobilisé au profit d’une poignée d’exploitants agricoles, et les paysans en lutte contre le modèle de l’agriculture industrielle. Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne, syndicat agricole opposé aux retenues d’eau depuis plus de vingt ans, se souvient des premières mobilisations. « On n’arrivait pas à faire émerger le sujet des bassines. Rejoindre la lutte aux côtés de Bassines non merci et des Soulèvements de la terre a permis d’organiser des mobilisations massives, qui ont montré que la privatisation de l’eau n’est pas qu’un sujet paysan, mais qu’il concerne tout le monde. » La Confédération paysanne, si elle défend une pratique de « désobéissance civile, à visage découvert », n’a pas comme mode d’action la confrontation directe avec les forces de l’ordre, qui est plutôt l’apanage des mouvements autonomes qui gravitent autour des Soulèvements. Combinés avec l’expérience et la connaissance du territoire de Bassines non merci, les trois organisations ont animé l’un des moments de lutte écologiste les plus marquants de ces dernières années.
Dans le livre collectif Premières secousses (La Fabrique, 2024), les Soulèvements proposent leur vision de la stratégie de composition. Ils remarquent que « dans la durée, le problème pour l’État n’est pas d’affronter séparément les émeutes, les barricades juridiques ou une simple suite de manifestations massives. Il sait s’y adapter, les épuiser ou les neutraliser en jouant de l’opposition entre « militant·es légitimes » bien encadrés et « ultra-violents » isolés. Il a beaucoup plus de mal à s’y prendre quand les un·es sont visiblement aux côtés des autres et, pire, quand il n’arrive plus très bien à discerner qui est qui. » Ce type de composition peut aussi avoir pour effet de changer la perception qu’a le public de ces luttes : dès qu’un tracteur apparaît aux côtés d’un cortège de militants écolo, le discours visant à opposer écolos et agriculteurs vacille.
L’unité dans la diversité : c’est la force de la composition. Une force néanmoins extrêmement fragile, toujours soumise à des pressions politiques et médiatiques qui aimeraient voir les différentes composantes se désolidariser. Des initiatives trop ou trop peu offensives lors d’une action, un débordement isolé comme la vandalisation d’une supérette par une poignée de manifestants, comme ce fut le cas lors de l’action contre les bassines organisée à La Rochelle cet été… et la flamme de la discorde interne peut s’allumer. « Si l’on tient à garder l’aspect populaire d’une manif, qui ne soit pas guidée et verrouillée par le service d’ordre d’une organisation, alors il faut pouvoir assumer une dimension de débordement impondérable », observe Elsa*, membre active du mouvement.
En ce qui concerne les choix tactiques, la militante pointe l’importance de mettre en place des instances de discussion en interne pour une meilleure compréhension mutuelle. La violence opposée par l’État peut aussi venir percuter de plein fouet une stratégie de composition. Le traumatisme de la manifestation de Sainte-Soline et de son cortège de plus de 200 blessés face à un déploiement de force quasi militaire pourrait ainsi agir comme une force de dissuasion et impose un réajustement stratégique, toujours en cours, aux Soulèvements et à leurs alliés… Mais l’action de l’État peut aussi parfois catalyser l’union, comme lors de l’épisode de la tentative de dissolution du groupe par le gouvernement qui a vu l’ensemble des composantes du mouvement écologique serrer les rangs.
Vers des « compositions verticales » ?
Au-delà des aspects tactiques, la composition impose un certain nombre de questions politiques. À mesure que ces coalitions bigarrées s’étoffent, les discussions deviennent parfois de plus en plus épineuses : faut-il demander un moratoire contre tous les panneaux photovoltaïques, ou seulement ceux qui menacent des forêts ? Contre toute forme de stockage d’eau, en tous lieux ? Tendre la main au pouvoir politique ? Pour Elsa, les alliances larges permettent de tenir ensemble une plus grande diversité de positions. « Les Soulèvements ne jouent pas sur le terrain institutionnel, ce qui offre une complémentarité qui peut parfois avoir un intérêt tactique : nous, on occupe le champ du rapport de force et de la lutte de terrain. Si on investissait le champ de la politique électorale, on ne pourrait plus se permettre de dire et de faire les mêmes choses, et on enlèverait ce qui peut parfois constituer un précieux appui à celles et ceux qui mènent la lutte institutionnelle. » Des activistes de terrain travaillent ainsi avec des élus pour proposer un texte de moratoire contre les mégabassines, tout en continuant de construire un rapport de force pour s’assurer qu’il ne sera pas trop vite jeté à la corbeille.
Maintenir des liens étroits avec le pouvoir institutionnel aurait aussi une autre vertu. Cela permettrait de nouer ce que l’essayiste, militant et auteur de bandes dessinées d’écologie politique Alessandro Pignocchi appelle des « compositions verticales » : viser la conquête de mairies ou nouer des relations étroites avec des municipalités alliées, comme la ville de Melle (Deux-Sèvres), hôte des « bases arrière » des actions contre les bassines. Ou encore nouer des liens avec les instances locales et régionales, où un certain nombre de fonctionnaires vivent mal la situation politique actuelle et pourraient vouloir prêter main-forte.
« Les Soulèvements ont fait le choix de la polarisation et d’une augmentation de la conflictualité, pour affirmer que la social-démocratie et ses cortèges polis qui demandent aux dirigeants de bien agir, ça ne fonctionne plus », observe Alessandro Pignocchi. Peut-on se contenter de cette démonstration de force militante ? Non, selon l’auteur. « Il faut maintenant déplacer les lignes de conflictualité : englober les partisans d’une certaine forme de chasse, les petites mains de l’agriculture industrielle écrasées par les barons de la FNSEA, et tous ces acteurs en bas du bloc dominant avec lesquels on partage des intérêts communs sur lesquels il s’agirait de travailler. »
* Seul le prénom a été conservé.
** Le prénom a été changé.