Figure de la fachosphère, Le Raptor a publié sur sa chaîne YouTube plus d’une heure d’insanités climato-négationnistes. En guise de riposte, une salve de fact-checkings patients et pédagogues. Mais peut-on convaincre par les faits ? Qui cède au déni climatique, pour quelles raisons ? Hypothèses et perspectives de résistance.
Si vous êtes écolo et que vous passez un peu trop de temps sur les réseaux, impossible que vous soyez passés à côté de la dernière vidéo du Raptor consacrée à « l’arnaque mondiale » (sic) du réchauffement climatique.
Un youtubeur d’extrême droite qui fait un exposé de plus d’une heure pour étaler des contre-vérités sur le réchauffement global et insulter les écolos : rien de bien neuf. Mais la force de frappe en ligne du Raptor et ses 700 000 vues en une semaine ont déclenché une pluie de débunks.
Voir médias et influenceurs se retrouver à devoir encore et toujours expliquer le B.A.-BA du réchauffement climatique finit par laisser perplexe. Faut-il encore débattre, ou même tout simplement débunker les arguments des climato-négationnistes ? Une question que les spécialistes de l’exercice se posent ici et là depuis quelques temps déjà…
Pas de réponse définitive à trouver ici, mais il nous semble important de comprendre la nature du déni pour élaborer les manières de lui résister.
Hypothèse 1 : le déni climatique est une affaire de gens peu éduqués (et pauvres)
Une hypothèse largement répandue – et qui n’est pas dénuée d’un certain mépris de classe – est que le déni climatique ne serait qu’une affaire d’éducation, voire d’intelligence. Tous les tenants de cette approche le jurent, chiffres à l’appui : les populations à bas revenu et à bas niveau d’étude ont un tropisme pour le négationnisme climatique plus prononcé que les autres classes sociales.. Le déni prendrait alors bien souvent la forme du complotisme, qui ne serait autre qu’une sorte de « cartographie mentale du pauvre », selon le théoricien marxiste Fredric Jameson, comme si le complotisme était l’apange des classes populaires. On recommande cette sucrerie de Frédéric Lordon sur le complotisme de l’anti-complotisme bourgeois, qui n’a pas vieilli.
Le complotisme permet de recréer une cohérence dans un monde qui, autrement, serait incompréhensible si l’on n’y voit pas partout l’intervention de réseaux secrets suivant un plan d’ensemble. Une rationnalité irrationnelle, comme en témoigne la vidéo du Raptor, qui parvient à nouer des liens audacieux entre l’essor du secteur immobilier au Vanuatu, les demandes des wokistes changeurs de sexe et les résumés pédagogiques des experts du Giec.
Sauf que l’analyse détaillée de ces chiffres relativise énormément l’importance du niveau d’éducation et de revenus dans le rapport au déni climatique, qui a explosé en France ces cinq dernières années. On retrouve une variété de climatoscepticismes dans toutes les catégories de population. Celui-ci est d’ailleurs plus répandu dans deux catégories d’âge : les jeunes et les plus âgés, tandis que l’idéologie des individus (gauche ou droite) joue un rôle bien plus important dans la formation de l’opinion que d’autres variables. Bref : soit on s’auto-persuade que les gens, et surtout les « pauvres », sont devenus plus cons en quelques années, soit on doit se rendre à l’évidence que le noeud du problème se joue ailleurs, et particulièrement dans la défiance envers les institutions (médias, sciences, politiques, etc.).
Hypothèse 2 : le déni climatique est une affaire de mensonge (à soi ou aux autres)
Une manière d’évacuer rapidement l’origine du déni climatique est d’invoquer la mauvaise foi et la tromperie.
Sous-hypothèse 1 : la mauvaise foi. Les gens refusent intentionnellement de comprendre. En situation de dissonance cognitive entre les croyances héritées et l’avalanche de faits contradictoires présentés, les révisionnistes en tous genres esquiveraient une sortie « par le haut » de cette dissonance. Ils préféreraient à l’inverse sélectionner et limiter les connaissances afin de ne pas franchir un seuil, ce qui permet de conforter leur vision d’un monde dans lequel ils veulent continuer à vivre même s’il est en décalage avec la réalité. Aucun doute que le mécanisme de la mauvaise foi intervient, et d’autant plus dans un monde médié par les réseaux sociaux qui incitent à la réactivité, et donc à l’agressivité et au cherry picking. Mais difficile d’asseoir une analyse du phénomène sur un trait de caractère aussi largement distribué entre les individus.
Sous-hypothèse 2 : le mensonge. Pour mentir, il faut y avoir un intérêt. La littérature sur le mensonge et la production intentionnelle du déni climatique est maintenant abondante, et les liens entre les intérêts fossiles et la fabrique du doute sont plus que documentés. Mais il est aussi évident que peu de gens, parmi les climato-négationnistes, ont un intérêt matériel direct à défendre et qui les pousserait à mentir. Il va de soi que le Raptor, qui vend ses services de coaching mascu à une communauté à la virilité insecure, a un intérêt tout matériel à brosser ses fans dans le sens de la dénonciation de l’internationale woko-zadiste.
Hypothèse 3 : le déni climatique est une affaire cognitive
L’hypothèse cognitive voire évolutive est la friandise des ingénieurs et scientifiques écolos. Le déni serait la conséquence de l’évolution, c’est-à-dire de nos limites cognitives et un défaut dans la capacité d’adaptation de l’être humain face à un enjeu comme le réchauffement global. Le déni serait la conséquence du « refus de créer de nouvelles connexions neuronales » – selon la chaîne YouTube Limit qui débunke la vidéo du Raptor. Le genre d’arguments développés dans une littérature croissante, et très critiquée, à l’instar des ouvrages de Sébastien Bohler, Le Bug humain : Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher.
Il ne s’agit pas ici de contester les apports des sciences cognitives, l’importance des biais de confirmation, de narration, le besoin d’appartenance et d’identification, et tant d’autres dans nos comportements individuels et collectifs. Mais l’explication cognitive est très largement insuffisante pour expliquer la diversité des dénis, leurs différentes formes et ancrages selon les groupes sociaux, la variabilité entre différents individus appartenant à une même classe, un même milieu, une même famille, mais finissant aux deux côtés opposés du spectre, etc.
Par ailleurs, une constante politique, elle, veut que la lecture biologisante du social finit toujours par effacer partiellement ou complètement la dimension politique, sociale et conflictuelle des problèmes : il y aura toujours une « nature humaine » fantasmée qui nous attend quelque part au tournant pour nous dire que ça ne sert à rien d’essayer de changer l’ordre des choses.
Hypothèse 4 : le déni climatique est une affaire politique
Par ailleurs, le déni est un phénomène complexe et polymorphe. Selon le sociologue Stanley Cohen, on peut distinguer trois formes de négationnisme :
👉 littéral, lorsqu’on affirme qu’une chose ne s’est jamais produite ;
👉 interprétatif, lorsque la chose s’est produite, mais qu’on en relativise l’importance ;
👉 implicatoire, lorsque la chose s’est produite, qu’on en minimise pas l’importance, mais qu’aucune action n’est prise en conséquence.
A partir de cette typologie, on se rend rapidement compte que les idéologies produisent la version du déni climatique compatible avec leurs intérêts et leur vision du monde. Ainsi, dans la cartographie politique des dénis :
👉 l’extrême droite se retranche dans le déni littéral et dans le déni interprétatif, tantôt niant l’existence du réchauffement, tantôt relativisant son origine anthropique, ses effets concrets, sa gravité.
👉 les libéraux se cramponnent au déni implicatoire en renonçant de facto à toute action sérieuse pour endiguer le dérèglement climatique, celle-ci se traduisant nécessairement par une menace existentielle pour le capitalisme.
Les frontières sont néanmoins poreuses et mouvantes, et un recentrage sur la version interprétative semble s’opérer : de moins en moins de gens à l’extrême droite contestent l’existence du changement climatique, tandis que de plus en plus de libéraux tiennent des propos relativistes (« qui aurait pu prédire ? »), rassuristes (« on a encore le temps », « les solutions technologiques vont arriver »…), voire opportunistes (« de nouvelles routes arctiques vont s’ouvrir!”) sur le changement climatique.
Ce relativisme ambiant offre un débouché politique commun : pour l’extrême droite, il permet d’adhérer aux faits les plus évidents tout en démontrant la prétendue instrumentalisation de l’écologie par la gauche. En témoignent les incessants aller-retours dans la vidéo du Raptor entre « démonstrations scientifiques » et insultes adressées aux mangeurs de quinoa. De la même manière qu’une partie de l’extrême droite et la droite d’affaires états-unienne continue de faire passer le changement climatique pour une invention des « néo-marxistes », suite à l’effondrement du mur de Berlin. La preuve, le 22 avril, jour de la Terre, est aussi l’anniversaire de Lénine ! Ce n’est pas une blague.
Pour les libéraux, flirter avec le déni interprétatif permet de gagner du temps pour proposer des « solutions » qui ne nuisent pas aux intérêts financiers, quitte à soutenir des discours et des groupes fascisants.
C’est en cela que le déni politique est une affaire profondément politique : il émane structurellement des deux espaces idéologiques qui y ont intérêt. Le déni climatique est le signe d’un conflit entre deux ordres : un ancien, à conserver ou à régénérer, et un nouveau à ériger.
Si le débunk peut être un exercice plus qu’utile face aux formes de doute ou de relativisme produites aujourd’hui de manière industrielle, il reste impuissant à combattre les germes politiques du déni climatique. Face à ces derniers, on ne voit pas d’autre moyen que de relever, encore et toujours, que derrière le rideau du climat et de l’écologie, se joue une guerre des classes que nous n’avons pas le luxe de perdre.