Clément Sénéchal a été pendant plusieurs années chargé de plaidoyer chez Greenpeace France. Dans Pourquoi l’écologie perd toujours, il décrypte les écueils des ONG environnementales ; le culte de l’image, la frilosité politique et un certain rapport au renoncement dont il s’agirait de s’extraire.
Vous décrivez dans Pourquoi l’écologie perd toujours une écologie du spectacle incarnée par les ONG environnementales. En ce moment, l’arrestation de Paul Watson au Groenland et sa potentielle extradition au Japon font couler beaucoup d’encre, est-ce qu’il incarne cette mouvance ?
Si on parle de Paul Watson, il faut remonter à sa brouille avec Greenpeace dans les années 1970. Lors d’une campagne autour des phoques, il y a eu des heurts entre les membres de l’organisation et les Inuits. À ce moment-là, un désaccord éclate entre lui et le reste de l’équipe de Greenpeace, qui accepte de renoncer à l’intervention prévue pour se contenter de ramener simplement des images de phoques ensanglantés, au motif qu’il suffirait de porter témoignage auprès du grand public, sans confrontation matérielle concrète (donc sans attenter à la propriété privée) pour enclencher des changements majeurs. De son côté, Paul Watson est prêt à assumer un niveau de conflictualité plus élevé, notamment de s’attaquer physiquement aux bateaux de pêche pour entraver la commercialisation des phoques. Ce moment marque une rupture définitive : Paul Watson, évincé par la direction de Greenpeace, crée Sea Shepherd, qui adopte un rapport un peu moins mystificateur au réel. Pour lui, il ne faut pas hésiter à s’en prendre aux infrastructures du désastre, les baleiniers en l’occurrence : il n’a pas de problème avec l’idée de dégrader des biens. Pour moi, cela dénote déjà une forme d’environnementalisme plus sincère et sérieuse dans son engagement.
Mais paradoxalement, Sea Sheperd continue de fonctionner à l’écologie du spectacle, articulée autour de la personnalité charismatique de Paul Watson, héros de belles histoires, saisissantes mais sans portée réelle. Sans doute parce que c’est une écologie, qui, par ailleurs, se tient à bonne distance de toute tension afférente à la lutte des classes.
Vous évoquez justement l’aspect dépolitisant des ONG environnementales, qui placent l’écologie hors du champ social. Lors des législatives de juin 2024, Greenpeace, mais aussi Alternatiba ou Notre affaire à Tous ont non seulement appelé à faire barrage à l’extrême droite mais aussi explicitement soutenu le Nouveau Front populaire. Est-ce un tournant ?
Quid des autres, comme la FNH, le WWF ou les Amis de la Terre ? En l’occurrence, ce soutien électoral impromptu constitue plutôt l’exception qui confirme la règle. Là, ils se sont retrouvés au pied du mur : opérer un décryptage pudique des programmes à l’ombre du fascisme semblait sans doute un peu court.
D’une part, pour ce qui concerne Greenpeace en tout cas, la base se radicalise peu à peu (une vague de syndicalisation a eu lieu début 2023), notamment face à la dégradation de la situation politique : la direction se trouve donc obligée de lâcher du lest de temps en temps pour donner le change en interne. D’autre part, c’est l’extrême droite qui était annoncée à Matignon. Pour les ONG, ça commençait à devenir limite, notamment car cela signifiait très probablement la fin de la niche fiscale sur les dons, de même qu’un certain nombre de subventions. Apporter un soutien ponctuel au NFP était donc un moindre mal.
Nonobstant, rappelons que le succès grandissant de l’extrême droite ne sort pas de nulle part : le Rassemblement national construit son capital politique échéance après échéance et progresse patiemment dans la société depuis des années, en profitant aussi de la dépolitisation sédative d’une partie de la société civile… Où étaient les ONG lors des élections européennes, qui ont abouti à cette dissolution périlleuse ? Au sein de Greenpeace France, où j’ai passé presque huit ans, il n’y a jamais eu de réel chantier collectif ouvert sur l’extrême droite, de réel axe stratégique développé sur ce sujet ni, ipso facto, aucune campagne antifasciste active.
« Face au coup d’État feutré d’Emmanuel Macron, les ONG sont en vacances »
En outre, si les ONG sont momentanément sorties de leur sommeil apartisan, c’est aussi parce que le NFP constitue précisément une coalition de partis ; ce qui permet de diluer l’engagement, de ne pas soutenir un parti en particulier. Si ça avait été la France Insoumise seule, je doute qu’ils aient affiché un franc soutien. D’ailleurs, même face à l’urgence présentée par la pression fasciste dans le pays, le lexique utilisé dans leurs déclarations est très choisi, très prudent, volontiers moralisateur, parfois même hautain (comme pour s’excuser de se mêler de politique politicienne). Et à aucun moment, de mémoire, elles n’ont écrit noir sur blanc « votez pour le NFP » : il n’y a pas eu de mot d’ordre clair et direct.
Mais ce qui me sidère surtout, c’est leur silence radio depuis le second tour des législatives et la victoire surprise du NFP. Cette victoire en demi-teinte était pourtant très fragile. C’est donc dès le lendemain de l’échéance que les ONG auraient dû accentuer la pression pour que le Nouveau front populaire, avec Lucie Castets, ait sa chance à Matignon. Face au coup d’État feutré d’Emmanuel Macron, elles sont en vacances. En définitive, elles sont trop intermittentes pour constituer un point d’appui solide pour le camp progressiste.
Que serait alors une ONG qui s’engage réellement, est-ce même structurellement possible ?
Il y a une tension structurelle dans le sens où les ONG se sont construites en dehors de la lutte des classes, en cultivant une idéologie du dépassement des clivages, au gré d’un œcuménisme bienveillant se présentant comme « le camp du bien ». Dès les origines, cette grammaire porte en elle la dépolitisation de la cause. Dans les statuts de la plupart des ONG, il est donc écrit qu’elles sont apolitiques ici, apartisanes ailleurs : elles se sont forgées dans ce carcan. C’est d’ailleurs cette neutralité qui leur a permis d’accumuler de nombreux capitaux et de prendre de l’ampleur, au point de devenir de véritables multinationales. Si elles se prétendent apolitiques, ou apartisanes, c’est en premier lieu, pour des raisons mercantiles : l’argent n’a pas d’odeur. En second lieu, pour garder une autonomie de ton et d’action – mais dont elles font, par construction, un usage très limité, sans quoi elles risquent de devenir… trop partisanes. Le problème, si l’on va jusqu’au bout de cette logique, c’est que cela les rend compatibles avec n’importe quel parti, donc aussi l’extrême droite.
« L’enjeu, c’est plutôt que ce petit monde soit marginalisé pour laisser place à une écologie de clivage résolument anticapitaliste »
Par ailleurs, cette dépolitisation va de pair avec l’institutionnalisation des ONG, qui sont désormais des organisations très bureaucratiques, verticales, professionnalisées, farcies de technocrates, de concepts et de “process” semblables aux milieux entrepreneuriaux…. Elles n’ont plus rien à voir avec des collectifs militants. En outre, elles s’adressent essentiellement aux différentes franges de la bourgeoisie (économique et culturelle, petite, moyenne et grande), laquelle n’a dans son ensemble pas vraiment intérêt à un bouleversement radical des hiérarchies sociales. Au surplus, la classe dirigeante du champ environnemental, bien installée dans la société mondaine actuelle, a-t-elle vraiment intérêt à la fin du capitalisme ou à n’importe quelle révolution politique ?
Une ONG qui s’engage réellement serait capable d’organiser son combat de manière intersectionnelle, de participer activement et dans le bon sens à la lutte des classes, de mailler le territoire en appuyant les luttes locales, de défier sans fard le capitalisme (donc la propriété privée) et de prendre parti selon les nécessités conjoncturelles du moment politique, par exemple lors des élections.
À défaut de s’inscrire dans une lutte plus globale, peut-on leur accorder une utilité dans la production de rapports, de données qui servent ensuite d’autres formes de militantisme ?
L’expertise des ONG est probablement ce qu’elles apportent de plus intéressant. Mais chez Greenpeace, on tourne quand même autour de 30 millions d’euros de recettes par an. On est en droit de se demander à quoi sert cet argent : est-ce que cela vaut ces quelques rapports, quand d’un autre côté les collectifs militants qui émaillent le territoire avec des luttes concrètes, ancrées, ont vraiment besoin de ressources ? Dans ce cas, il faut que les ONG cessent d’avoir la prétention de représenter le mouvement écologiste et deviennent des think tanks ou des agences de conseil. Parce qu’aujourd’hui, elles encombrent le champ militant.
Quand j’étais chez Greenpeace, j’avais la volonté de politiser la question climatique pour sortir de l’environnementalisme béat. Ça a marché un ou deux ans, on a commencé à parler de néolibéralisme et de l’empreinte carbone des riches, à revendiquer la création d’un ISF climatique, à demander un moratoire sur la publicité ou la pénalisation des dividendes fossiles, à stigmatiser certaines figures politiques… Mais ça m’a valu de nombreuses oppositions en interne et ça s’est terminé rapidement. Il fallait revenir dans les clous de la bienséance et de la sensibilisation. Aujourd’hui, je n’ai plus vraiment confiance dans la capacité des ONG à se réformer pour épouser la vérité systémique de la cause qu’elles prétendent défendre
L’enjeu, c’est plutôt que ce petit monde soit marginalisé pour laisser place à une écologie de clivage résolument anticapitaliste. Elle existe déjà, régulièrement stimulée par les Soulèvements de la Terre par exemple. Il faut que cette écologie-là devienne hégémonique dans le champ environnemental.
C’est ce qu’on retrouve dans la dernière partie de Pourquoi l’écologie perd toujours, cette « montée en puissance du flanc radical », avec notamment XR ou les Soulèvements. En quoi est-ce une approche si différente ?
Ce sont des groupes, des mouvements qui ont une compréhension du capitalisme et qui instaurent un rapport de force sans concession avec leurs adversaires. Ces dynamiques sont bien sûr à réactiver en permanence, mais je pense que l’équation proposée par les Soulèvements de la terre fait sens. Elle propose une praxis cohérente avec la situation actuelle : elle inclut de la critique sociale, une réflexivité politique forte, une capacité d’attraction qui traverse différentes populations prêtes à prendre des risques, un travail sur les infrastructures matérielles à la base de l’accumulation capitaliste…
Surtout, en ce qui concerne les actions de résistance regroupées dans l’orbite des Soulèvements, elles ont la qualité d’être pérennes. Pas de simples mises en scène temporaires et symboliques pour amuser la galerie. C’est une forme d’antispectacle : les écureuils de l’A69, ils ne montent pas avec une banderole dans un arbre juste pour la photo, pour redescendre deux heures après. C’est une écologie qui n’obtempère pas. Face à la répression, ils tiennent bon : ils ne sont pas là pour faire de la figuration pour leurs adhérents.
Je pense qu’il est fondamental de se masser derrière ces écologies offensives pour déborder l’écologie réformiste, qui n’a eu de cesse de faire la démonstration de son impuissance alors même qu’elle était dominante. De fait, les Soulèvements ont réussi à instaurer un solide rapport de force avec le bloc capitaliste, à tel point acculé qu’il a tenté la dissolution du mouvement. En vain. C’est la preuve du potentiel révolutionnaire que ces militants souvent anonymes détiennent entre leurs mains. A l’inverse, quand une ONG environnementale a-t-elle déjà été menacée de dissolution ?
Les pratiques proposées sur l’A69, lors des actions des Soulèvements, de XR impliquent certaines prises de risque, notamment celui très concret de la répression. Est-ce inévitable ?
Les Soulèvements, les zadistes, les écureuils font face à des pratiques de répression ultra violentes, semi-mafieuses. Ça contraste beaucoup avec ce que j’ai vécu à Greenpeace France, où lorsque l’on arrivait sur les sites prévus pour une action de désobéissance civile (la plupart du temps dans le seul but de prendre une photo), les forces de l’ordre étaient aimables et patientes. La plupart du temps, les policiers regardaient tranquillement le show, sachant très bien que dans deux heures ce serait fini, que nous étions « non-violents » donc dociles… Il s’agit toujours d’une fausse conflictualité, lourdement ritualisée, devenue tristement banale.
« La dimension sacrificielle du combat a un sens. Pourquoi le directeur général de Greenpeace France n’est-il jamais allé faire un tour en prison ? »
Les nouveaux mouvements protestataires s’ancrent beaucoup plus dans la réalité du conflit écologique, avec ce que cela implique comme niveau d’affrontement avec les agents de l’ordre établi. Provoquer cette répression présente un intérêt heuristique, celui de faire tomber le masque de la violence d’État : elle dévoile en effet la nature autoritaire de l’accumulation de capital en temps de crise écologique et délégitime sa suprématie politique.
Je pense par ailleurs que la dimension sacrificielle du combat a un sens, qu’elle envoie un signal. Pourquoi le directeur général de Greenpeace France, qui parle de fin du monde, de combat du siècle et de désobéissance civile à tout bout de champ, n’est-il jamais allé en prison ? Ce n’est pas un hasard si les cadres de l’écologie dominante ne sont jamais blessés, ni incarcérés, alors même que le pouvoir est détenu par les adversaires de l’écologie depuis des décennies. A contrario, ils jouissent de bons salaires, d’une reconnaissance sociale et médiatique importante, d’une vie confortable… En outre, dès qu’un activiste de l’ONG coupable d’avoir désobéi à la loi se trouve placé en garde à vue, c’est tout de suite un scandale d’État. Pourtant, l’un des fondements de la désobéissance civile, c’est d’accepter de se confronter aux peines encourues et d’utiliser le circuit judiciaire comme caisse de résonance.
Au moment où XR s’est lancé en Angleterre, certains de mes collègues prétendaient qu’assumer le risque de la prison était un « truc de privilégiés, car tout le monde n’en avait pas les moyens ». Pour moi, c’est un renversement des arguments, qui permet à des entrepreneurs de causes installés de s’excuser de ne plus prendre ce genre de risques. En outre, les ONG poussent des cris d’orfraie dès que la répression se rapproche d’eux, mais quand elle s‘abat sur les quartiers pauvres et racisés, il n’y a plus grand monde. L’inconscient des environnementalistes les pousse à se considérer comme une classe à part, respectable, qui ne devrait jamais subir la violence d’État, ni même la dureté des lois. Ils proposent alors une version édulcorée et pour tout dire insignifiante, essentiellement spectaculaire, de la désobéissance civile.